Mahmoud Mohamed Taha | Réforme religieuse, liberté individuelle et pensée critique
En avril 2025, la Librairie Dar Al-Kitab à La Marsa, dans la banlieue nord de Tunis, a accueilli une rencontre intellectuelle exceptionnelle, réunissant un nombre limité de chercheurs et penseurs, ainsi que quelques figures reconnues du monde artistique et cinématographique. L’objectif était de discuter le projet intellectuel de la «Nouvelle compréhension de l’Islam» proposé par le penseur soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909–1985), une tentative audacieuse de relire les textes religieux en fonction de l’esprit du temps et des droits humains.
Djamal Guettala
Trois penseurs majeurs devaient initialement participer au dialogue : Youssef Seddik, Mohamed Haddad et Abdullah Al-Faki Al-Bashir. L’absence de Youssef Seddik a recentré la discussion sur le livre ‘‘Mahmoud Mohamed Taha : Pour une nouvelle compréhension de l’Islam», présenté par le Dr Abdullah Al-Faki Al-Bashir.
Chercheur et militant culturel soudanais, Al-Faki Al-Bashir a consacré sa vie à collecter et analyser les textes de Taha, offrant aux chercheurs et au public une compréhension approfondie de la deuxième révélation de l’Islam, non seulement à travers les versets, mais aussi via la philosophie de l’individu libre et son application pratique dans la gouvernance, la politique, l’économie et la société.
La rencontre a été dirigée par le Mohamed Haddad, qui a enrichi les débats avec ses perspectives issues de ses recherches sur la réforme religieuse. Bien que l’audience fût restreinte, les discussions ont été profondes et riches, grâce aux interventions critiques mettant en avant l’importance de la liberté de pensée et de l’esprit critique dans la compréhension de l’Islam comme message universel dépassant les limites du temps et de l’espace.
Des versets secondaires aux versets fondamentaux
Al-Faki Al-Bashir a souligné que le projet de Taha est fondamentalement humain, visant à répondre aux besoins de l’homme contemporain et aux exigences de l’époque. Le projet repose sur une nouvelle compréhension de l’Islam, selon laquelle Taha distingue deux messages : le premier est contenu dans les versets civils ou secondaires, liés à la période historique du VIIᵉ siècle ; et le second est véhiculé par les versets mecquois ou fondamentaux, porteurs d’une dimension humaine et universelle, appelant à la liberté, à l’égalité et à la paix.
Selon Taha, le prophète Mohammed a présenté ces deux messages séparément, résumant le second, car le premier n’était pas adapté aux circonstances de l’époque.
Ainsi, Taha appelle à passer des versets secondaires aux versets fondamentaux, considérés comme essentiels pour comprendre l’Islam contemporain et réaliser la justice sociale à travers l’égalité politique, économique et sociale, tout en permettant l’émergence de l’individu libre, capable de penser et d’agir avec conscience.
Cette vision se déploie dans plusieurs domaines :
– liberté et appel religieux : Taha propose de passer du verset du jihad par l’épée aux versets de dialogue et de reconnaissance de la liberté. Il insiste sur le fait que «la vie au service de Dieu est plus précieuse que la mort au service de Dieu», car elle nécessite le jihad de soi, appelé par le Prophète «le grand jihad», en contraste avec le jihad contre les ennemis extérieurs, le «petit jihad»;
– politique : passage des versets de la consultation limitée, considérés non démocratiques, vers des versets garantissant la liberté d’opinion et l’égalité dans la prise de décision;
– économie : passage des aumônes secondaires à caractère capitaliste vers des versets prônant la clémence et la justice sociale, afin de réaliser l’équité économique;
– société : passage des versets de tutelle et de distinction entre sexes vers des versets promouvant l’égalité et la responsabilité partagée, permettant à l’individu libre de participer activement à la construction d’une société équilibrée, fondée sur la justice et l’égalité dans tous les domaines.
Concernant le concept de constitution humaine, Taha estime qu’en se basant sur les versets fondamentaux, il est possible d’établir une constitution respectant les objectifs de la charia et de l’Islam, lesquels sont essentiellement humains, résumés par «droit à la vie, droit à la liberté et leurs dérivés». Cette constitution s’appuie sur le principe que la distinction entre les individus doit se faire selon la raison et l’éthique, et non selon la religion, le genre, l’origine ou la couleur, garantissant ainsi le droit de croire ou de promouvoir toute idée ou religion.
Résistance au projet et exécution du penseur
Taha a affronté une opposition violente d’un large front religieux incluant institutions religieuses, clercs et les Frères musulmans. Al-Faki Al-Bashir documente en détail cette opposition, qui a conduit au takfir (accusation d’apostasie) de Taha en 1968 et à son exécution en 1985 sous le régime du président soudanais Jaafar Nimeiry. A 76 ans, Taha monta sur l’échafaud avec calme et détermination, un moment gravé dans la mémoire soudanaise et arabe.
Pour Al-Faki Al-Bashir, ce moment n’a pas marqué la fin du projet, mais le début de sa diffusion, transformant Taha en symbole de liberté intellectuelle religieuse et modèle de résistance contre tout discours religieux traditionnel cherchant à contrôler la société.
Taha affirme que le jihad n’est pas un principe fondamental de l’Islam mais une conséquence, et que toute forme de coercition ou de violence est contraire au message essentiel. L’Islam repose sur la raison, la science et la sagesse, en respectant la liberté individuelle, l’égalité des droits et la pluralité.
La rencontre de La Marsa a eu un large retentissement. Les participants ont estimé que l’approche de Taha représente un modèle d’Islam rationnel et humain, loin de l’extrémisme et de la confusion entre religion et politique, ouvrant la voie à une nouvelle génération de penseurs pour relire les textes avec conscience critique et les appliquer aux défis contemporains.
Le Dr Al-Faki Al-Bashir a également insisté sur le fait que c’est par la pensée que l’on convainc et que l’on surpasse les religieux, et non par la force ou la contrainte physique.
La rencontre a été enrichie par la participation de Nejib Gaça, président de l’association culturelle Al-Rassif, qui a apporté un éclairage pratique et concret sur la liberté et la justice sociale dans la pensée de Taha.
Le livre ‘‘Mahmoud Mohamed Taha : Pour une nouvelle compréhension de l’Islam’’, par Dr Abdullah Al-Faki Al-Bashir, est paru en 2025 aux éditions Dar Mohamed Ali à Tunis et Al-Intishar Al-Arabi à Beyrouth. Il analyse en profondeur la pensée de Taha, sa vision réformatrice de l’Islam, et les réactions des intellectuels soudanais face à son projet et à son exécution. Ce livre constitue une référence essentielle pour tous ceux qui souhaitent comprendre les approches intellectuelles, sociales et politiques de Taha.
Abdullah Al-Faki Al-Bashir est chercheur et écrivain soudanais, titulaire d’un doctorat en philosophie de l’histoire (2017) de la faculté des lettres de l’Université de Khartoum. Il travaille comme expert en diplomatie et relations internationales. Ses publications s’inscrivent dans un projet de recherche sur l’Islam et la paix, avec une lecture critique de l’héritage politique et intellectuel au Soudan et dans le monde islamique et humaniste. Son projet vise à réexaminer les concepts et représentations, redéfinir les titres et labels politiques, intellectuels et culturels, afin de promouvoir la paix, la dignité humaine et la naissance de l’individu libre et responsable.
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