La loi déshumanise la société, oui mais la loi divine ou la loi humaine ?
Dans la première partie de cet article une analyse arendtienne du ‘‘Procès’’ de Franz Kafka, était censée nous éclairer sur le malaise sociétal, naturellement sans la prétention de le dissiper, nous a emmené à comprendre qu’avec son usage actuel, la loi nous condamne et nous écrase par la bureaucratie et par le système lui-même, qui s’ingénie à rester inaccessible et indéchiffrable. La loi nous soumet donc de cette façon à un assujettissement indiscutable, la société nous pousse toujours plus à accepter notre sort et ne peut donc être que l’autre instrument de la loi visant à nous asservir. Toutefois, cette analyse n’élucide que partiellement la vraie raison de cet assombrissement général de l’humeur et nous nous proposons donc d’essayer d’étendre un peu plus l’analyse en tentant une approche métaphysique.
Monem Lachkam *

Ontologiquement ‘‘Le Procès’’ de Kafka est une allégorie de la vie avec ses lois que tout le monde subit, que personne n’a choisie, et auxquelles personne ne peut ni accéder ni échapper. Le désarroi et l’angoisse de Joseph K., le héros, du ‘‘Procès’’ face à cette justice sibylline et abstruse ne sont-ils pas les mêmes qu’on ressent face à cet univers, à cette vie, aux lois qui les régissent et qui nous soumettent sans qu’on puisse rationnellement connaître leurs origines, leurs initiateurs ni leur sens ?
Par voie d’analogie, l’être humain est face à des règles, des dogmes, des normes et des préceptes auxquels il est soumis, qui l’ont précédé, qui lui survivront et qui resteront pour lui abscons, impénétrables et insondables. La mort constitue le principal de ces préceptes, d’où la question fondamentale pour Albert Camus dans ‘‘Le Mythe de Sisyphe’’, sur le suicide : est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue ?
Cette impérieuse volonté de comprendre
L’être humain est né sans l’avoir choisi, subira la mort que ça lui convienne ou pas, perdra des proches, subira la maladie et il obéira à des règles fixées d’avance sans avoir la possibilité de les discuter, de les comprendre et ne pourra donc jamais contester ce qu’il n’a jamais consenti. Ça me rappellera toujours une amie très chère, qui boude le bon dieu pour avoir créé la mort.
Il est vrai que d’avoir à subir des règles dont on ignore l’origine et le fondement puisse paraître dénué de sens. Le sens des choses est bien entendu une quête universelle et chacun d’entre nous cherche à donner un sens aux choses de la vie. Le plus commun et ce que certains qualifient du plus trivial, est de se fier et de se reposer sur la religion. Ceux qui veulent comprendre sans être obligés de passer par le confort théologique, ils s’embarquent forcément dans ce que Camus qualifie de «l’absurde» et qui n’est autre que cette impérieuse volonté de comprendre devant un univers impénétrable.
J’ai toujours respecté et je dirais même admiré mes amis athées car j’ai toujours pensé que le vrai courage était de choisir la lucidité quand l’aveuglement est plus commode.
Pour qu’il n’y ait pas de méprise, ceci n’est en rien un réquisitoire contre les croyants ou du moins pas tous. Cette admiration n’est pas non plus pour tous les athées, en tout cas pas pour ceux qui se sont arrêtés à la négation. Cette catégorie de personne, celui qui assimile tout en bloc et que Kafka appelle «le résigné», et les athées passifs, sont en général les plus subversifs et je ne pense pas prendre un énorme risque d’erreur en affirmant qu’ils constituent la majorité citoyenne sous nos cieux.
Le résigné accepte mal les échanges, il est d’autant plus agressif que doté d’une croyance qu’il sait fragile et son agressivité traduit souvent la peur d’être déstabilisé et que sa foi ne soit irrémédiablement ébréchée.
L’athée passif est une personne qui assimile la négation généralement par influence ou par commodité partisane, pensant qu’il suffisait de tout remettre en question et de tout rejeter sans autre effort mental, que c’est d’ores et déjà l’éminence intellectuelle. Ce sont habituellement les plus rigides, qui croient avoir la science infuse, les plus sardoniques et qui n’ont généralement comme éléments de langage que des truismes et des stéréotypes trop souvent répétées, devenues usées et sans originalités. Ce sont ceux-là mêmes qui tiennent des réflexions du genre : ou dieu existe et qu’il est responsable du mal ou que l’homme est responsable du mal et que dieu n’est pas tout puissant. Les personnes qui tranchent aussi facilement dans un sens ou dans l’autre sont généralement les plus intolérants, les plus sectaires et les plus fanatiques. Ce sont ceux-là mêmes que l’on voit à des heures de grandes écoutes dans les médias, ou devant un grand auditoire, ou même en aparté à s’enflammer et à palabrer en dépréciant, en dénigrant et en pourfendant l’autre, pensant, vraisemblablement par atavisme, que leur valeur est inversement proportionnelle à celle de l’autre.
Je ne dis pas que ces gens-là sont dangereux, mais je dis que le danger et la subversion ont plus de chance de s’épanouir chez celui qui arrive à statuer d’une façon aussi sommaire dans des sujets aussi existentiels et d’être convaincu sans avoir engagé le moindre petit effort afin d’étayer ses convictions, que l’enfer est systématiquement l’autre.
L’absurde est proportionnel à notre avidité de compréhension et de rationnel et inversement à notre disposition à s’accommoder de concepts ne tolérant aucune analyse logique.
Ce que Camus appelle l’absurde et qui n’est autre que cette impérieuse quête de sens de cette vie, devant cet univers irrationnel, passe pour lui par trois étapes : la négation, la révolte et puis l’amour. On est tenté vouloir déductivement exclure d’emblée ceux qui, par identité ou par naissance, ont assimilé un sens à leurs vies, qui les a précédés, qu’ils se sont interdits de discuter et qu’il se sont imposés comme seule alternative, mais là non plus, rien n’est moins certain, car chacun s’accommode à sa façon de ses incertitudes. Cette servitude volontaire est probablement le choix le plus confortable et je ne suis pas sûr que la qualifier d’ignorance sacrée lui convient vraiment !
Avant de s’étaler dans l’absurde que Kafka avait évoqué avant Camus, sans l’avoir nommé ni théorisé, et avant d’essayer de le comprendre dans notre société méditerranéenne, exposons brièvement ce que Kafka appelle la résignation.
La parabole de la loi de Kafka, compliquée et complexe, vous donne l’impression qu’elle est écrite pour vous et particulièrement pour certains moments de votre vie : un homme arrive devant la porte de la loi et demande au gardien de le laisser entrer, c’est possible lui explique le gardien mais le moment n’est pas encore venu. Il lui explique aussi qu’une fois dedans, il aura affaire à beaucoup d’autres gardiens et qu’il lui faudra composer avec eux. Il attend alors des années et à la fin de sa vie il pose la question au gardien : mais pourquoi est-ce que pendant tout ce temps je n’ai vu personne entrer ? Mais parce que cette porte était faite pour vous, que maintenant il était trop tard, lui a-t-il dit, et il ferma la porte définitivement et s’en alla. Le désarroi de cet homme était que la loi était faite pour lui et qu’il était puni du fait de lui avoir obéi.
La volonté suprême ou la loi suprême revêt à nos yeux nous les humains un aspect illogique voire magnifiquement absurde mais ce n’est peut-être que notre limite de compréhension qui nous les présente ainsi.
Les résignés sont donc ces personnes qui ont trouvé une religion, une tradition ou une légende, qu’ils ont assimilées intégralement sans se donner la peine de douter, d’envisager un tant soit peu d’autres alternatives ni même d’essayer de se trouver une raison de l’adopter.
Les résignés sont aussi, à mon avis, ceux qui se sont arrêtés à la négation, qui n’ont comme prouesse intellectuelle que de demander à l’autre de prouver ces croyances et qui se sont donc accommodés de leurs totale incompréhension comme d’une fatalité. On a l’impression que leur négation est plus un rejet qu’un besoin de comprendre et qu’ils se sont emprisonnés dans cette négation, qui si elle était saine et qu’elle était suivie du cheminement logique de la raison, aurait donné une révolte qui se serait soldée par ce que Camus appelle l’amour.
La loi ou les règles nous sont imposées et personne ne peut le nier; la mort nous est imposée et tout ce qu’on peut faire, c’est essayer de comprendre. Les moins malheureux sont ceux qui ont leurs évidences malgré le fond d’incertitude auquel personne n’y échappe, mais ni l’évidence ni le doute ni la négation ne nous empêchent de vivre avec le désarroi et l’angoisse en prime.
L’absurdité d’avoir vécu sans aucune raison
‘‘Le Procès’’ devient alors une métaphore de la vie, qui nous donne la liberté d’agir avec une soumission non choisie au jugement de l’autre selon sa propre compréhension de la loi et avec comme seule certitude notre propre finitude. La vie devient alors cette gigantesque scène où on s’affirme en agissant et où on est jugé pour chaque action. Exister est donc une forme de procès où la société nous juge et nous condamne selon sa propre compréhension de la loi et pour avoir osé exercer notre liberté et donc pour avoir osé vivre. La mort vient alors nous ouvrir les yeux sur l’absurdité d’avoir vécu sans aucune raison, en obéissant à une loi qui n’a été écrite par personne et qui a été revue et amendée par chacun. Par voie de conséquence, le fait qu’elle soit juste ne devient qu’une candide illusion. Le paradoxe tient devient donc à ce choix qui s’impose à nous de se résigner, d’obéir et de vivre comme cet homme qui a attendu des années devant la porte de la loi et qui s’est vu refuser la lumière, ou se révolter contre une loi dédaléenne avec le risque de devenir indéniablement fou et qui ne le deviendrait pas en se révoltant contre la mort ?
Ce combat n’est pas très différent de celui de Meursault dans ‘‘L’étranger’’ de Camus, qui a été condamné à la peine capitale pour avoir tué accidentellement un homme, non pas principalement pour son acte mais surtout parce qu’il n’a pas pleuré aux funérailles de sa mère et pour ne pas avoir exprimé de remord. Il a accepté son jugement quand il finit par intégrer l’absurdité de sa situation.
Kafka avait déjà introduit la notion de l’absurde que Camus définit comme étant la confrontation entre cet univers et ces lois irrationnelles et ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.
Le sens de la vie n’a jamais ou très peu posé de problème pour un monde où chacun s’est trouvé son dieu créateur, car le sens de la création est admis, c’est la genèse, le bien et le mal et même les catastrophes naturelles rentreraient dans ce cadre en contribuant d’une certaine manière au schéma de l’existence.
Le sens de la vie et sa raison deviennent la question originelle dès lors que dieu est déclaré mort comme l’a décrété Nietzsche. L’absurde est donc la prise de conscience de l’absence de sens de ce monde, on est à la recherche d’un sens à notre vie mais dans l’impossibilité d’en trouver. Vient alors la révolte qui n’est autre que le refus de l’indifférence face à cette absence de sens. La révolte ne nie pas l’absurdité mais la transcende en la rendant humaine. Vient alors l’amour comme source d’espoir et comme dépassement de l’égoïsme, c’est ce qui permettrait de se sortir de l’isolement et de la solitude.
Le problème de la révolte chez Camus est qu’il l’a décidée absolue. Elle ne peut pas se solder par la découverte d’un sens à la vie, il l’exclut catégoriquement. Il a traité Jaspers et Kierkegaard d’apôtres de la pensée humiliée pour avoir dit, le premier : «L’échec ne montre-t-il pas, au-delà de toute explication et de toute interprétation possible, non le néant mais l’être de la transcendance ?» Et le deuxième pour avoir réclamé le troisième sacrifice, exigé par Ignace, celui dont Dieu se réjouit le plus : «le sacrifice de l’Intellect».
Pourquoi exclure irrévocablement la possibilité de trouver un sens à la vie ou une logique à ses croyances ? Jaspers, Kierkegaard et Chestov, il est vrai, donnent plutôt l’impression d’avoir abdiqué mais non pas sans une certaine logique. Sinon quelle serait la logique dans un univers censé constitué de 95 % de matière et d’énergie noire, qu’on appelle noire uniquement parce qu’on ne peut pas la voir et qu’on n’a aucune preuve de son existence ? L’existence de cette énergie noire est admise par la quasi-totalité des scientifiques malgré qu’elle ne soit que le fruit de déductions, démontrée par des formules abstraites afin d’expliquer maints phénomènes, tels que la gravité qui maintient l’équilibre cosmique et la complexité de la vitesse d’expansion de l’univers, sans que son existence ne soit jamais démontrée. Elle le sera très probablement un jour, comme l’ont été les trous noirs annoncés en 1916 et observées directement la première fois en 2016. Et le déiste de Michio Kaku, qui pense avoir trouvé la preuve de l’existence de dieu, n’est pas un apôtre de la pensée humiliée, osons l’espérer ! ?
Une philosophie séduisante de la vie
L’absurde de Camus reste une philosophie séduisante de la vie, en dehors du fait qu’elle ne soit parfois dans une exclusion qui ne souffre le moindre petit doute. Décider de l’impossibilité totale et définitive d’accéder d’une manière logique ou scientifique aux mystères de la vie, si on y consent, ne peut que brider la liberté et l’intelligence humaine. N’envisager que l’amour comme issue n’est pas loin de l’idée du surhomme de Nietzsche avec les ambiguïtés en moins, surtout que ‘‘Le Mythe de Sisyphe’’ a vu le jour en 1942, et qu’à l’époque l’idée du surhomme a été crucialement salie par les véhémences nazies.
Croire ou ne pas croire n’est pas un choix ni le fruit d’une réflexion pour tout le monde. Quand on a choisi de s’engager dans une longue quête à la recherche d’un sens à la vie, quelle qu’en soit l’issue, cette recherche ne peut qu’être que saine et riche, parce qu’elle est née d’un doute, construite sur le doute et restera bénie par le doute.
La résignation et l’assimilation d’une croyance ou la négation réactionnelle, par un oppositionnisme quasi morbide sans véritable réflexion ni approfondissement, sont à l’origine de ce qu’il y a de plus mauvais chez l’être humain. Les élus de cette calamité sont généralement reconnaissables à leur ouïe partiale, étroite et irritable, à leurs convictions à peine voilées que, plutôt que de les agacer avec de futiles palabres, on devrait profiter et apprendre tant qu’ils sont là et à leurs répliques qui se résument à peu près à des aphorismes de salon.
Quant à mon amie qui punit le bon dieu pour avoir créé la mort, je ne sais pas si c’est une résignée qui accepte l’idée d’un créateur et chose curieuse elle compose avec lui d’égal à égal, si elle est dans une négation tronquée ou si ce n’est qu’une révoltée qui s’accommode avec ce que Camus appelle la pensée humiliée. Je ne lui ferai naturellement pas l’affront d’essayer de la classer mais je pense que dans l’absurde de Camus, on ne peut raisonnablement se figurer, plus absurde. Et je ne peux pas finir sans lui citer l’ange Gersade dans ‘‘Zadig’’ de Voltaire qui dit : «Selon les ordres immuables de celui qui embrasse tous, il n’y a point de hasard, tout est épreuve, punition, récompense ou prévoyance, s’il n’y avait que du bien et point de mal, cette terre serait une autre terre.»
* Chirurgien à Gafsa.
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