Par Mohamed JAOUA, mathématicien
Toutes choses étant égales par ailleurs, Bourguiba avait compris, dès 1956 et sans doute bien avant, qu’on ne peut construire un pays en tournant le dos à la moitié de sa population. Il parlait alors des femmes, en s’adressant à ceux de ses compagnons – plus nombreux qu’on ne le croit – qui jugeaient inopportune la promulgation d’un Code du statut personnel que ni les Tunisiens ni encore moins les Tunisiennes ne réclamaient. Posons-nous simplement cette question : Que serait-il advenu de notre pays s’il les avait écoutés, quand on sait qu’aujourd’hui 60 % de ses étudiants, 67 % des diplômés de nos universités et 50 % de leurs enseignants sont des femmes ? Pourtant, tourner le dos à la moitié de sa population, c’est exactement ce que fait aujourd’hui notre école, en privant cette fraction de sa population des compétences mathématiques essentielles désormais exigées par l’économie et en leur balisant de ce fait un avenir d’exclusion.
Mais au-delà de ces aspects économiques, l’honneur d’un système éducatif est aussi de n’abandonner personne en chemin, de préparer chacun aux enjeux du moment et de lui offrir un rôle à la mesure de son talent et de ses compétences pour les affronter. L’honneur – et l’éthique ! – de l’éducation n’est pas de ne s’intéresser qu’aux plus brillants en tournant le dos aux autres. Il faut prendre les élèves tels qu’ils sont pour les conduire là où ils doivent aller pour se construire eux-mêmes et pour contribuer à construire leur pays.
Cela a été le cas lors de l’alphabétisation massive du siècle dernier, en Europe comme en Tunisie, qui a préparé les populations à affronter les mutations économiques de leurs sociétés pour y trouver leur place. Avait-on exigé alors des populations à alphabétiser qu’elles fussent férues de poésie, de littérature ou d’art lyrique ? En aucun cas : savoir lire et écrire était l’objectif pour tous, le reste constituant un plus selon les affinités et les compétences de chacun. Or, s’agissant de l’enseignement des Mathématiques, nous sommes encore englués dans le piège datant de la fin des années 60, celui des Maths dites modernes où la conceptualisation prime et précède l’utilité, ce qui conduit à exclure la majorité des élèves de la maîtrise des outils mathématiques. De sorte que nous sommes aujourd’hui devant le dilemme suivant : que faire d’une population pour l’essentiel formée selon les paradigmes du XXe — voire du XIXe — siècle, une population de plus en plus orthogonale aux compétences d’un XXIe siècle qui a totalement bouleversé la donne ?
Les emplâtres sur une jambe de bois que sont les cours particuliers et autres allègements de programmes n’y feront rien, tant que le ver reste dans le fruit, tant qu’il continuera à ronger la pédagogie en lui faisant tourner le dos à ceux qui en ont le plus besoin. Un proverbe chinois dit à cet égard que « lorsque le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». En l’occurrence, la lune, c’est que la cause de la rupture de l’école et de l’université avec la société, et plus particulièrement avec l’économie et l’entreprise, réside dans le fossé qu’elles ont patiemment creusé depuis des décennies entre les savoirs d’un côté, en particulier ceux relatifs aux Mathématiques qui s’y prêtent il est vrai mieux que d’autres, et les savoir-faire de l’autre. En isolant les premiers des seconds avec pour conséquence la perte sur les deux tableaux pour l’immense majorité de la population scolaire. Comment, dès lors, corriger le tir ? D’abord, mesurer que l’enjeu des Mathématiques ne concerne pas tant les 8 % de bacheliers Maths – ceux-là ne connaîtront que peu de difficultés dans leurs parcours – que tous les autres, et en premier lieu les quelque 50 % de titulaires d’un bac « par défaut », progressivement intériorisés par les pouvoirs publics eux-mêmes comme étant sans utilité pour la société, ce que les chiffres de l’insertion professionnelle ne confirment hélas que trop.
La demande directe en termes d’emplois liés aux Mathématiques est actuellement explosive. Dans le seul domaine de la science des données, on parle de plusieurs millions d’emplois par an à travers le monde. Sans parler du puissant appel d’air des emplois dans le domaine de l’IA, elle-même structurée par les Maths.
Mais ce n’est que l’arbre qui cache la forêt, le plus important est ailleurs. La science des données et l’IA irriguent et imprègnent désormais tous les secteurs d’activité, tous les métiers sans exception. Quand on parle d’un ingénieur, d’un médecin ou d’un manager, si les mots pour les nommer sont restés les mêmes, les contenus de ces métiers et les compétences exigées pour les exercer n’ont en revanche plus rien à voir avec ceux du XXe siècle. Le digital et la data ont totalement modifié la donne, à grands renforts de modèles prévisionnels, d’analyse des données et d’algorithmes de simulation. La demande indirecte pour ces compétences dans tous les métiers est donc elle aussi en train d’exploser, avec pour conséquence la remise définitive au rayon des antiquités des formations désuètes qui n’en auront pas pris la mesure. L’objectif du moment présent, c’est donc d’imprégner tous nos jeunes depuis l’amont, c’est-à-dire depuis l’école primaire, de ces compétences dites du XXIe siècle. Celles-ci sont à base de mathématiques concrètes, de raisonnement logique, d’algorithmique, de calcul et de prévision. Les imprégner selon leur appétence et leur compétence certes, mais en prenant soin de n’exclure personne. Que chacun soit par exemple en mesure de lire et de comprendre les prévisions de la progression du covid-19, sans avoir besoin de recourir aux théories complotistes qui sont le refuge de l’ignorance, mais en usant plutôt les ressources de la « tête bien faite, capable de raisonner juste » qu’il aura acquise à l’école, voilà, me semble-t-il, l’objectif numéro un du collège et du lycée, toutes sections confondues. Objectif qui préparera le second : savoir utiliser ces compétences ainsi acquises pour exercer le métier auquel il aura été formé, quel que soit ce dernier, car aucun métier ne saura plus désormais en faire l’économie.
M.J.
(À suivre)
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.
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