De Ramallah Ă Harvard, la dĂ©rive dâun monde dit libre
Qui aurait cru quâen 2025, aux Ătats-Unis, les mĂȘmes questions se poseraient quâĂ Naplouse en 2001? Ătudier ou se taire? Penser librement ou renoncer Ă son avenir? La folie ne se cache mĂȘme plus : elle se proclame en tweets, en dĂ©crets, en sanctions.
Khémaïs Gharbi

Il y a des souvenirs quâon prĂ©fĂšre enterrer, parce quâils nous confrontent Ă ce que lâhumanitĂ© a de plus honteux. Dâautres, au contraire, quâil faut rĂ©veiller sans relĂąche, parce quâils Ă©clairent sinistrement notre prĂ©sent. Entre 2000 et 2005, dans les territoires occupĂ©s de Cisjordanie, lâarmĂ©e israĂ©lienne avait dĂ©crĂ©tĂ© la fermeture de toutes les Ă©coles et universitĂ©s palestiniennes. Pendant cinq longues annĂ©es, des enfants, des jeunes, des professeurs furent condamnĂ©s Ă lâignorance, sommĂ©s de choisir entre soumission ou enseignement. CâĂ©tait lâĂšre des checkpoints, des blindĂ©s devant les salles de classe, des livres confisquĂ©s comme des armes. Le monde, alors, avait regardĂ© ailleurs.
Soumettre la pensée à la peur
Vingt ans plus tard, câest dans un tout autre dĂ©cor que lâhistoire semble se rejouer. Non pas sous occupation militaire, mais dans le cĆur vibrant dâun pays que lâon appelait, il nây a pas si longtemps encore, le leader du monde libre : les Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
Oui, vous avez bien lu. En ce mois dâavril 2025, le prĂ©sident Trump a ordonnĂ© le gel de 2,2 milliards de dollars de financement fĂ©dĂ©ral Ă lâUniversitĂ© Harvard, menacĂ© son statut dâexemption fiscale, et imposĂ© des conditions dĂ©lirantes pour lâaccueil dâĂ©tudiants Ă©trangers, au nom dâune croisade politique. Pourquoi ? Parce que Harvard refuse de plier face aux exigences dâun pouvoir qui entend dĂ©sormais dicter le recrutement, les contenus acadĂ©miques, les orientations idĂ©ologiques des universitĂ©s amĂ©ricaines. Parce que Harvard, Ă lâinstar dâautres institutions courageuses, a refusĂ© de rĂ©primer un vaste mouvement Ă©tudiant dĂ©nonçant le gĂ©nocide Ă Gaza. Parce quâen somme, elle a choisi la conscience plutĂŽt que la compromission.
Et ce pouvoir, nâen doutons pas, veut punir. Il veut soumettre la pensĂ©e Ă la peur, lâindĂ©pendance intellectuelle Ă lâorthodoxie politique. Il veut gouverner non seulement les frontiĂšres, mais les esprits.
Qui aurait cru quâen 2025, aux Ătats-Unis, les mĂȘmes questions se poseraient quâĂ Naplouse en 2001? Ătudier ou se taire? Penser librement ou renoncer Ă son avenir?
Chute de la «citadelle du monde libre»
La folie ne se cache mĂȘme plus : elle se proclame en tweets, en dĂ©crets, en sanctions. Elle dĂ©clare que Harvard «nâest plus un lieu dâenseignement valable». Elle qualifie de «farce» lâune des plus grandes institutions de savoir au monde. Et ce nâest pas un mauvais rĂȘve, câest bien la rĂ©alitĂ©. Une rĂ©alitĂ© oĂč le pouvoir exĂ©cutif piĂ©tine les fondations mĂȘmes de la dĂ©mocratie amĂ©ricaine : la libertĂ© dâexpression, lâautonomie des universitĂ©s, le respect du dĂ©bat.
Ce qui se joue ici dĂ©passe Harvard, dĂ©passe les Ătats-Unis, dĂ©passe mĂȘme lâenseignement. Ce qui se joue ici, câest lâavenir dâun monde oĂč lâon pourra encore penser sans ĂȘtre surveillĂ©, enseigner sans ĂȘtre contrĂŽlĂ©, contester sans ĂȘtre puni.
Câest pourquoi il faut le dire sans trembler : ce pays que lâon regardait hier comme un modĂšle, devient aujourdâhui une parodie. La «citadelle du monde libre» se transforme en laboratoire de lâorthodoxie. Le pays des campus ouverts devient un champ de bataille idĂ©ologique.
Alors non, ce nâest pas seulement lâaffaire des AmĂ©ricains. Câest lâaffaire de tous ceux qui croient encore que la connaissance libĂšre, que la jeunesse Ă©claire, que lâuniversitĂ© est un sanctuaire.
De Ramallah Ă Harvard, une mĂȘme ligne de front sâest dessinĂ©e : celle de la libertĂ© contre la peur. Et il nâest plus permis de rester silencieux.
Mais puisque nous savons que ce nâest pas un cauchemar, mais une rĂ©alitĂ© bien palpable, il nous reste Ă espĂ©rer que cette torture de lâesprit prendra fin au prochain bulletin de vote. Car ce pays, grand Ă tous points de vue, ne doit pas nous faire oublier quâil traverse une pĂ©riode difficile, lui aussi â et que le peuple amĂ©ricain, fort de son histoire, est capable de se rĂ©gĂ©nĂ©rer. Capable de reprendre la place quâil symbolise pour lâhumanitĂ© tout entiĂšre, Ă travers cette belle Statue de la LibertĂ©, qui trĂŽne encore sur lâĂźle de Manhattan, momentanĂ©ment dissimulĂ©e par un brouillard â un brouillard que lâon espĂšre voir se dissiper, au plus tĂŽt.
* Ecrivain et traducteur.
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