Quand les voix éclairées se répondent
Entre constats chiffrés, prévisions volontaristes et manques méthodologiques, la scène économique tunisienne réclame moins d’optimisme non vérifié et plus d’instruments analytiques solides.
Abdelkader Boudrigua propose une lecture optimiste mais mesurée : il relève un taux de croissance trimestriel de 3,2 % et juge l’inflation en recul mais encore « critique » (≈5,2 %), ce qui, selon lui, justifie pour l’instant la prudence de la Banque centrale tout en ouvrant une perspective de baisse graduelle du taux directeur de l’ordre de 50 points de base si les pressions se résorbent.
Ce diagnostic est bien documenté dans la reprise conjoncturelle récente, mais il repose sur des hypothèses fragiles – notamment la confiance dans l’évolution des prix agricoles, des cours pétroliers et du taux de change – variables qui peuvent se retourner rapidement. Ces observations et préconisations figurent clairement dans son intervention rapportée par la presse.
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Moez Soussi, interlocuteur fréquent des médias, partage l’idée d’un signal positif lié au 3,2 % du deuxième trimestre et pousse l’argument plus loin en envisageant la possibilité d’un taux de croissance proche de 4 % si la dynamique se maintient pour les trimestres suivants. Son insistance porte sur la nécessité de soutenir la reprise afin de transformer un point de départ favorable en trajectoire soutenue, ce qui implique des mesures ciblées pour relancer la demande et débloquer l’investissement.
Ce positionnement coïncide avec ses récentes interventions publiques où il met en garde contre l’illusion que des chiffres trimestriels isolés suffisent à garantir un redressement durable.
Ali Chebbi – figure reconnue dans le débat public et le monde académique – apporte un angle complémentaire lorsqu’on le met en perspective avec les deux précédents : sa production scientifique et ses prises de parole historiques insistent sur la capacité de résilience du pays mais rappellent aussi l’importance de réformes structurelles concrètes pour transformer des gains temporaires en croissance soutenue. Sa posture, plus institutionnelle et calibrée sur le long terme, tempère les promesses de gains rapides sans réforme profonde. Les éléments biographiques et son rôle d’expert international illustrent cette approche plus systémique.
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La confrontation de ces voix met en lumière au moins trois enseignements importants. D’abord, les signaux conjoncturels positifs (croissance trimestrielle élevée, infléchissement modeste de l’inflation) ne valent pas stratégie : ils exigent d’être traduits en politiques publiques coordonnées – budgétaires, monétaires et structurelles – si l’on veut éviter un rebond éphémère.
Ensuite, le discours des analystes met en exergue un déficit méthodologique criant : l’absence ou la faiblesse d’agences privées de prévision et le besoin d’un renforcement de la production statistique et de la recherche appliquée réduisent la qualité des débats publics et obligent souvent les commentateurs à s’appuyer sur des impressions plutôt que sur des scénarios probabilisés.
Enfin, les projections ambitieuses (croissance à 4 %, voire 6–7 % à moyen terme) sont plausibles seulement dans un scénario d’effort soutenu et simultané sur plusieurs fronts — réforme du climat des affaires, gouvernance des entreprises publiques, montée en gamme des exportations (phosphates incluse), mobilisation d’investissements privés et stabilisation des finances publiques – conditions aujourd’hui loin d’être garanties.
Sur le plan des recommandations opérationnelles, trois orientations prioritaires émergent des analyses croisées :
* Renforcer la qualité et la fréquence des données publiques et encourager la création d’équipes indépendantes de prévision afin d’apporter des scénarios différenciés et quantifiés, et non des impressions.
* Adopter un calendrier clair et crédible de réformes structurelles visant à améliorer la gouvernance, la productivité et l’attractivité des investissements, en veillant à protéger les couches vulnérables pour préserver la cohésion sociale.
* Enfin, coordonner les signaux macroéconomiques : l’action de la Banque centrale, la politique budgétaire et les mesures sectorielles doivent converger autour d’objectifs précis de stabilisation et de croissance soutenable, avec des indicateurs de suivi publics et réguliers.
In fine, la pluralité des interventions récentes – entre Boudrigua et Soussi, rejointes par les analyses plus systématiques de chercheurs comme Chebbi – est une richesse pour le débat public tunisien. Mais pour que ces prises de parole deviennent moteurs d’action, il faut les doter d’un socle empirique plus solide et les traduire en réformes concrètes et priorisées. Sans cela, le risque est double : soit le pays se contente d’un rebond ponctuel, soit des attentes élevées butent sur des contraintes structurelles non traitées, alimentant à terme la désillusion plutôt que la confiance.
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