Danseur, chorégraphe et plasticien, fondateur en 1993 de la première compagnie de danse-théâtre moderne de l’Opéra du Caire qu’il dirige jusqu’à ce jour, Walid Aouni a bâti un langage singulier où la danse-théâtre se nourrit des arts plastiques, de l’architecture et de la mémoire collective.
De Maurice Béjart à Robert Wilson, de l’expérimentation au minimalisme, il revendique une liberté totale, sans hiérarchie entre les disciplines. Entretien avec un créateur qui avance «toujours vers le futur».
Rencontré au festival international du Théâtre Expérimental du Caire pour lequel il signe le spectacle d’ouverture, Walid Aouni se livre.
La Presse — Vos débuts furent marqués par une expérience fondatrice auprès de Maurice Béjart. Si vous deviez retenir une seule leçon qui dirige encore aujourd’hui votre vision, laquelle serait-ce ?
Il y a beaucoup de repères que l’on retient avec Maurice. Ce sont des flashs qui deviennent une encyclopédie avec le temps. Travailler avec une sommité n’est pas ce qui compte le plus, mais ce que l’on retient et ce que l’on apprend sans s’en rendre compte sur le moment. A 17 ans, quand j’ai intégré sa compagnie, je n’avais pas conscience de l’importance de travailler avec Béjart. On est dans le bouillonnement de l’art et on vit ce mouvement.
Le plus important, c’est que le mouvement est l’architecte du corps. Béjart n’est pas une école figée, ce n’est pas de la danse, c’est du théâtre. Il était un homme de théâtre par excellence avec un matériau important à disposition en termes de danse. Il travaillait la beauté du geste avant la chorégraphie. J’ai tout appris avec lui : le mouvement, la musique, la philosophie, mais aussi comment passer d’une scène à une autre, comment respirer dans les transitions. Maurice te faisait découvrir des mondes et te donnait le sentiment qu’il apprenait de toi. C’était un maître.
Votre spectacle d’ouverture du Festival international du théâtre expérimental du Caire était-il un défi esthétique ?
Vous savez, je viens des Beaux-Arts, une éducation essentielle pour tout artiste. Et la danse à proprement parler ne me dit plus grand-chose, maintenant je travaille le mouvement et la structure de l’image. Dans ce spectacle, je voulais un esthétisme du rythme lent, répétitif, laissant place au silence. Il est important de ne pas être dans l’accélération ou dans l’absence de respiration.
Vous avez choisi de rendre hommage à Robert Wilson. Quelle idée en retenez-vous?
Chez Wilson, c’est le vide qui est extraordinaire. L’an dernier, j’ai monté un spectacle sur Gaza, “Écho du mur du silence”, autour du mur de séparation. J’ai travaillé sur le vide transformé en volume. Wilson explore cela dans sa propre structure. Je me retrouve aujourd’hui dans ce minimalisme, dans le transparent, dans l’instabilité de la matière.
Votre travail croise danse, arts plastiques et arts visuels. Comment parvenez-vous à équilibrer ces disciplines ?
Jamais d’équilibre ! J’aime l’improvisation, l’anarchie, la liberté d’aller vers de nouvelles pistes. Je donne des lignes et des codes. L’image que l’on voit naît d’un état de liberté. Je cherche la musique qui en donne la direction, et la lumière en est le dosage. C’est la magie, la transparence que je poursuis.
Vous avez défendu la danse contemporaine dans le monde arabe, souvent face à des résistances. Quelle fut votre plus grande bataille ?
La bataille n’est jamais finie. Chaque génération a son propre combats et chaque époque ses propres défis, ses combats. Avant, c’était le refus quasi total, maintenant, c’est : pourquoi est-il toujours là ? Mais moi je ne suis pas carriériste, chaque chose est venue en son temps. J’avance, je me place toujours dans le futur. Le passé est engloutissant tel un trou noir. Vivre dans le passé, c’est souffrir. Le futur est mystère et toujours en devenir.
Après cette carrière, quels territoires rêvez-vous encore d’explorer ?
Il y en a tant. J’aimerais travailler sur l’intime… j’aimerais raconter ma mère. C’était une romancière, morte trois ans après ma naissance. Elle avait choisi de m’avoir malgré les risques pour sa santé. Quant à moi, après son départ, j’ai grandi dans un monastère, bien que je sois musulman. Et ce n’est que plus tard à l’âge de 8 ans, quand mon père s’est remarié, que je suis retourné à la maison. Ma mère, sa vie et la place qu’elle a laissé dans ma vie sont une matrice essentielle pour moi que je n’ai pas pu approcher jusqu’à maintenant.
Si vous deviez mettre en scène votre vie comme un spectacle, quelle serait l’image d’ouverture et celle de fin ?
Je commencerais par la naissance, et comme dans tous mes spectacles, je finirai par une mort.
Vous avez fait dialoguer le corps avec l’architecture, la musique et le cinéma. Si vous deviez travailler avec un art totalement étranger, lequel choisiriez-vous ?
Ça sera la lumière. Encore et toujours la lumière. Le vide, le visible insaisissable, le minimalisme total jusqu’à l’infiniment abstrait.
Dans vos spectacles, le corps est porteur de mémoire et de blessures. Si le corps du monde arabe pouvait parler, quel serait son geste chorégraphique aujourd’hui ?
La déception et l’impuissance. La vérité est criarde et nous pataugeons dans nos contradictions. Mon geste chorégraphique sera à la mesure de la déception. Ça serait une bombe atomique artistique.