Pourquoi je soutiens la manifestation du 17 décembre
L’auteur propose une lecture assez originale et inattendue de la manifestation du 17 décembre devant le théâtre municipal de Tunis, qui a regroupé des personnes affichant tapageusement et, parfois, de manière grotesque, leur soutien au président de la république Kaïs Saïed. Ces marginaux qui se tiennent généralement aux côtés des autorités et parfois des groupes politiques influents, servent souvent de carburant au régime en place et peuvent en devenir aussi les fossoyeurs.
Abderrazek Ben Khelifa *

Je soutiens la manifestation du 17 décembre 2025 qui a rassemblé, entre autres, un nombre de marginaux, que certains qualifient de populace ou de racaille… Et qui, en tout cas, s’accordent tous sur le fait qu’ils n’ont rien à perdre. Ils se tiennent généralement aux côtés des autorités et parfois de groupes politiques influents, dans les manifestations exigeant le départ du gouvernement, ou les rassemblements des partis au pouvoir.
En fait, je sais que certains d’entre eux étaient fortement impliqués dans les campagnes électorales d’Ennahda, Nidaa Tounes, Machrouu Tounes, Qalb Tounes et Tahya Tounes, tel cet homme démuni qui se tenait aux côtés de Youssef Chahed et que ce dernier ne voulait même pas regarder.
Sont-ils opportunistes ?! Non… L’opportunisme est une posture calculée, une décision prise par un esprit purement pragmatique qui, comme on dit, «sait où se trouve le pouvoir».
Le carburant au régime
Pour comprendre objectivement cette catégorie, il n’est plus possible de s’appuyer sur les outils analytiques d’Herbert Marcuse, Frantz Fanon, Antonio Gramsci, Michel Foucault et Edward Said, qui ont fait des marginaux une force capable de mener des révolutions. Parce qu’ils ont étudié les populations marginalisées dans les sociétés occidentales, mais pas sérieusement dans les sociétés autoritaires orientales où ces populations servent de carburant au régime… Ils [ces manifestants, Ndlr] sont maintenant avec Saïed… et en Égypte avec Sissi dont ils attendent monts et merveilles… Le réservoir électoral sous Ben Ali se situait à Kasserine et Sidi Bouzid, le berceau même de la révolution [qui a finalement emporté ce dernier, Ndlr], selon un livre de mon ami le Dr Mouldi Lahmar.
Aujourd’hui, presque tous ceux qui se sont rassemblés devant le théâtre municipal pour soutenir Kais Saïed, et même ceux qui sont plus marginalisés qu’eux, c’est-à-dire le groupe des SDF, je me suis gardé de les moquer ou de les condamner… car je les plains sincèrement et peut-être même que je les comprends dans une certaine mesure… mais je suis presque certain qu’ils portent le germe de la chute du système populiste.
Parmi les penseurs les plus éminents qui ont surpassé Marcuse, Fanon et Foucault, et qui ont compris la profondeur de cette catégorie sociale, figure le penseur iranien Asef Bayat, qui a utilisé le concept de «présence politique» au lieu de protestation pour ce groupe qui ne s’exprime pas directement comme les intellectuels et l’élite politique.
Si l’on examine la «présence» de ces personnes devant le théâtre municipal et la manière dont elles ont exprimé leur soutien à Kais Saïed, on remarque qu’elles concluent leurs slogans et leurs déclarations par «Nous sommes avec Kaisoun», puis formulent une demande personnelle, comme l’amélioration de leurs conditions de vie et l’obtention d’aides sociales. Et c’est là le nœud du problème… Ils «protestent» contre les autorités d’une manière «plus insidieuse» que les politiciens eux-mêmes. Ils mettent ceux-là même qu’ils soutiennent à l’épreuve. Et je ne serais pas surpris de voir ces mêmes personnes à l’avant-garde de la lutte pour renverser le régime à l’avenir.
Je n’ai pas vu dans l’histoire de véritable révolution qui ait réussi sans cette «populace» depuis l’assassinat du calife Othman ibn Affan, qui reçut le dernier coup de couteau fatal de Sudan Ibn Hamran (un soldat des conquêtes venu d’Égypte), et Kinanah Al-Tujaybi, qui figuraient parmi les marginaux que le calife utilisa dans les «conquêtes» sans compensation tout en prodiguant ses largesses aux proches d’Othman.
Ces «voyous» furent les premiers à brûler des pneus lors de la révolution du 17 décembre. Bouazizi n’en faisait-il pas partie ?
Asef Bayat affirme que ces gens ne pratiquent pas la politique comme les politiciens, mais se livrent plutôt à des manifestations pacifiques. Leur but n’est ni la liberté ni la démocratie, mais la simple survie. Nombre d’entre eux travaillent sans doute dans des secteurs précaires et illégaux : commerce informel, construction anarchique, et vol d’électricité.
Une dénonciation de l’État
Leur pitoyable apparition devant le théâtre est une dénonciation de l’État. L’image de cet homme en haillons, se vautrant par terre, hantera à jamais ce régime et l’élite en général. Nul doute que cet homme est rentré les mains vides dans son bidonville, sans le moindre gain pour calmer sa faim. Parce que les autorités sont incapables de le récompenser en raison de leur incapacité manifeste à mettre en œuvre des politiques sociales qui l’intègrent au cycle économique…
Ils sont sortis nus par une journée froide, et leur nudité et leur marginalité ont été exposées avant même qu’ils ne crient leur soutien à l’autorité… Ils ont témoigné de la misère du régime… C’est pourquoi certains des partisans naïfs de ce régime les ont accusés d’avoir été «infiltrés» par l’opposition dans le sit-in devant le théâtre municipal.
La vérité, c’est que la «gifle» qu’ils ont infligée à l’opposition, selon les dires de certains, est en réalité une gifle à l’autorité… par l’affichage de cette nudité que le régime a tenté de dissimuler derrière le discours pompeux sur «l’écriture de l’histoire».
Le chiffon dont le régime tente de se servir pour dissimuler son visage… ils l’ont arraché par leur présence tragique et mélodramatique. Comme l’a dit un jour quelqu’un : «La stupidité est la seule maladie qui n’affecte pas son homme, mais seulement son entourage.»
Texte traduit de l’arabe.
* Avocat.
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