Homosexualité en Tunisie l Quand la peur gouverne l’intime
Depuis quelques semaines, des Tunisiennes et des Tunisiens descendent chaque samedi dans la rue pour défendre les libertés fondamentales. Cette mobilisation, parmi d’autres, rappelle une question centrale : qu’est-ce qu’une société libre ? Et surtout, qui a réellement accès à cette liberté ? Comme souvent, la question de l’homosexualité est revenue au centre du débat public. Non pas comme une réflexion apaisée, mais comme un point de friction révélateur de tensions plus profondes. (Illustrations : D’après la page Facebook de l’association Mawjoudin We Exist).
Manel Albouchi

En Tunisie, parler d’homosexualité, ce n’est pas seulement parler de sexualité. C’est parler de loi, de religion, de société. Mais plus profondément encore, c’est parler de ce que nous choisissons de faire à l’autre. Car derrière chaque rejet se cache un choix : celui de la stigmatisation. L’orientation sexuelle, elle, n’est jamais un choix conscient. Qui choisirait la peur, l’exclusion et le mensonge ?
La loi protège ou abolit des droits naturels ?
Le fameux article 230 du Code pénal transforme l’intimité en affaire d’État. Le corps devient un territoire surveillé, le désir un danger potentiel. Se taire, se cacher, mentir deviennent des stratégies rationnelles de survie.
À un premier niveau, cette loi est perçue comme une protection morale. À un autre niveau, elle révèle un paradoxe : un État qui prétend préserver l’ordre social, tout en produisant de l’invisibilité et de la peur.
Rousseau rappelait que la liberté individuelle est le fondement du contrat social. Une société n’est libre que si elle rend chacun de ses membres capable de l’être. C’est seulement à cette condition que la notion de volonté générale a un sens.
Quand l’État devient une menace (arrestations arbitraires, examens humiliants, chantage) la loi cesse de protéger; elle fracture.
La société tunisienne reste largement organisée autour de repères forts : le mariage, la filiation, l’honneur familial. Dans ce cadre, l’homosexualité est souvent vécue par la famille comme une honte, un échec éducatif ou une transgression morale ou religieuse.
Beaucoup craignent le rejet, la violence, l’exclusion, parfois la rupture définitive des liens. Se cacher devient alors une manière de préserver son corps, sa dignité, et parfois sa survie.

Le Coran parle-t-il vraiment d’orientation ou excès ?
Les textes religieux sont fréquemment convoqués pour condamner l’homosexualité. Le récit du peuple de Loth est au cœur de ces discours. Le verset souvent cité dit : «Et Loth dit à son peuple : Commettez-vous une turpitude que nul, parmi les mondes, n’a commise avant vous ? Vous assouvissez vos désirs sur les hommes au lieu des femmes. Vous êtes un peuple qui outrepasse les limites» (Al-A’arf 80-81).
Ce passage est fréquemment utilisé comme une condamnation directe de l’homosexualité. Or, une lecture attentive du texte coranique invite à un déplacement fondamental. Le Coran ne parle pas d’orientation. Il parle de fâḥisha. Ce qui ne désigne pas une identité, mais un acte excessif, une rupture de la mesure, une transgression de la Loi intérieure.
La fâḥisha n’est pas le désir en soi, mais le débordement du désir hors de toute limite, hors de toute responsabilité. L’isrâf est l’excès, la transgression, la perte de mesure. Il décrit une dynamique collective de violence, de domination, de négation de l’altérité. Le désir n’y est pas relation, mais pouvoir.
Le texte ne condamne pas une orientation, mais une forme de jouissance qui transforme l’autre en objet.
Le texte met en garde contre l’excès, contre un désir imposé, non symbolisé. Un désir sans conscience, sans limite, sans Loi intérieure. Un désir peut devenir destructeur.
D’un point de vue psychologique
La psychologie clinique est claire : l’homosexualité n’est ni une maladie ni un trouble mental (DSM 5; CIM 11).
Mais ce que les spécialistes de la santé mentale observent, en Tunisie, ce sont les effets du rejet social : anxiété, dépression, isolement, double vie, parfois idées suicidaires. Cette souffrance ne vient pas du désir, mais du conflit permanent entre l’identité intime et les exigences sociales.
Freud rappelait que la sexualité humaine est polymorphe par nature. Lacan, plus radical encore, montre que la perversion n’est pas une orientation, mais une structure du rapport à la Loi et à l’Autre : utiliser l’autre comme objet plutôt que comme sujet.
Donc un sujet hétérosexuel peut être pervers. Un sujet homosexuel peut ne pas l’être du tout. En effet, la perversion est structurelle, pas orientationnelle. Elle commence là où l’autre cesse d’être reconnu comme sujet.
Vivons cachés, vivons fragmentés
Mariages de façade, relations clandestines, exil rêvé ou réel, invisibilité organisée : ces stratégies permettent de survivre là où la loi est répressive et la lecture religieuse est rigide. Cela n’est pas sans un coût psychique élevé. À la surface, ces stratégies permettent de tenir tout en produisant des vies scindées : une identité sociale conforme, une identité intime clandestine. En profondeur, elles révèlent une société fragmentée, bâtie sur le non-dit et le mensonge institutionnalisé.
Ce que je trouve le plus violent n’est pas l’interdit en soi, mais l’obligation au mensonge : mentir pour être aimé, mentir pour être en sécurité, mentir pour rester vivant socialement.
Ce n’est pas la différence qui fragilise une société. C’est l’obligation institutionnelle au déni et au mensonge.
Penser autrement
Reconnaître l’existence de ces citoyens ne signifie ni encourager ni promouvoir. Cela signifie assumer une responsabilité collective : limiter la violence symbolique et psychique produite par le déni.
Le silence imposé ne guérit rien. Il déplace seulement la souffrance, la rend invisible et parfois explosive.
Une société ne se fragilise pas en acceptant la différence. Elle se fragilise lorsqu’elle transforme la peur en mode de gouvernance.
Le jour où la société tunisienne comprendra que reconnaître ces existences ne menace ni la foi, ni la famille, ni la culture ; mais apaise la violence intérieure collective ; le besoin de se cacher tombera de lui-même.
Dans chaque loi, chaque regard, chaque silence, un choix se rejoue : la peur ou la liberté.
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