JCC 2025 : Cotton Queen de Suzannah Mirghani, le coton comme mémoire et résistance au Soudan
De Venise à Chicago, de Doha à Tunis, « Cotton Queen » circule comme une mémoire en mouvement, porté par la musique d’Amine Bouhafa et par le regard sensible de la réalisatrice soudano-russe Suzannah Mirghani, dont l’œuvre interroge les identités plurielles et les héritages coloniaux du Soudan.
Projeté en première tunisienne jeudi soir au Théâtre de l’Opéra de Tunis, dans une salle attentive, traversée d’un silence dense, le film en compétition officielle des 36e Journées Cinématographiques de Carthage (JCC), a trouvé à Tunis un écho rare. Cette écoute collective semblait prolonger la respiration lente du récit, comme si la salle s’harmonisait au rythme du Nil et aux gestes répétitifs du coton.
Réalisatrice, scénariste et chercheuse, née d’un père soudanais et d’une mère russe, Suzannah Mirghani, basée à Doha, explore depuis ses débuts les tensions entre tradition, modernité et domination héritée. Cotton Queen prolonge et déploie l’univers de son court métrage Al-Sit (2020), portrait d’une grand-mère toute-puissante au sein d’un village soudanais, film multi-primé à travers le monde et qualifié pour les Oscars. Le long métrage s’inscrit ainsi dans une continuité narrative et politique, élargissant une figure intime en fresque collective.
Dans le village que recompose « Cotton Queen », le coton n’est pas un simple produit agricole : il est un langage transmis de mère en fille, une économie domestique et un espace de pouvoir féminin.
Le film suit Nafisa, adolescente de 15 ans, dont le destin se confond avec celui de sa communauté, structurée autour d’une solidarité où l’individu n’existe qu’au sein du groupe. La grand-mère « Al-Sit », déjà au cœur du court métrage éponyme, demeure la matrice symbolique de cette mémoire féminine longtemps tenue hors champ.
À travers le coton, les femmes ont bâti une autonomie fragile : filer, vendre, épargner, résister.
Mirghani filme ces gestes avec retenue, leur conférant une portée politique implicite. Face à cet équilibre surgissent les semences génétiquement modifiées, importées au nom du progrès. Derrière la promesse de rendement se dessine un néocolonialisme agricole, fait de dépendance économique, d’effacement des savoirs locaux et de blessures coloniales prolongées. Introduites depuis plus d’une décennie, ces semences ont progressivement remplacé le coton national, transformant la terre en espace de convoitise.
Le film refuse le discours frontal. Ces rapports de domination s’incarnent de manière tangible, dans le regard de Nafisa, prise entre héritage et mutation imposée. La musique d’Amine Bouhafa agit comme un fil invisible : oud, percussions et textures épurées accompagnent les images sans les contraindre. La voix de la chanteuse soudanaise Alsarah, installée à Brooklyn, revisitant un chant traditionnel, inscrit le film dans une continuité diasporique où la culture circule sans se dissoudre.
Présente à Tunis, la réalisatrice a rappelé les conditions de fabrication du film : « Le film a été réalisé dans une conjoncture difficile, ce qui nous a contraints à tourner en Égypte, dans des décors similaires au Soudan. » Le village reconstitué, le long du Nil, est devenu un espace provisoire mais habité, peuplé d’acteurs souvent déplacés eux-mêmes, arrivés peu avant le tournage. L’équipe n’a pas pu faire le déplacement à Tunis en raison de la situation actuelle au Soudan.
Coproduit notamment par le Doha Film Institute en tant que co-producteur principal, aux côtés de plusieurs autres partenaires dont ARTE, MAD Solutions et le Fonds de la Mer Rouge, « Cotton Queen » a remporté l’Alexandre d’Or au Festival du film de Thessalonique après sa première mondiale à la Mostra de Venise (Semaine de la Critique).
Dans un paysage où le cinéma soudanais demeure rare, malgré des œuvres marquantes comme Goodbye Julia ou You Will Die at Twenty dont la bande originale portait déjà la signature d’Amine Bouhafa, la projection de « Cotton Queen » aux JCC a fait l’évènement. Né d’un court et approfondi par l’expérience de l’exil, ce film sur la culture du coton s’est imposé comme un moment suspendu, tissé de musique et de mémoire.
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