La révolution tunisienne à l’épreuve des révolutions historiques
Depuis janvier 2011, la révolution tunisienne est constamment convoquée dans le grand récit des révolutions historiques. Elle a été rapprochée tantôt de la Révolution française de 1789, tantôt des révolutions russes de 1917, parfois des mouvements de 1848 ou des révolutions dites «de velours» de la fin du XXᵉ siècle. Cette comparaison quasi réflexe pose une double question : qu’est-ce qu’une révolution historique ? Et la révolution tunisienne répond-elle aux critères classiques du phénomène révolutionnaire ?
Zouhaïr Ben Amor *

Comparer n’est pas assimiler. Comparer, c’est situer. C’est interroger les invariants de l’histoire politique – rupture, violence, légitimité, souveraineté – tout en reconnaissant les singularités de chaque contexte. Comme l’écrivait Hannah Arendt, «les révolutions ne sont pas interchangeables, mais elles dialoguent à travers le temps».
La révolution tunisienne mérite donc d’être pensée non comme une anomalie, ni comme une imitation tardive, mais comme une révolution moderne, située à la jonction de l’histoire longue des révolutions et des mutations contemporaines du politique.
Qu’est-ce qu’une révolution ? Repères théoriques
La révolution comme rupture historique : le mot «révolution» est longtemps resté associé à l’astronomie, désignant un retour cyclique. Ce n’est qu’à partir du XVIIIᵉ siècle qu’il acquiert son sens politique moderne : une rupture irréversible dans l’ordre social et politique (Koselleck).
Pour Alexis de Tocqueville, la Révolution française n’est pas seulement un événement, mais «l’aboutissement d’un long processus de centralisation et de délitement social». La révolution ne surgit pas du néant : elle cristallise des tensions anciennes.
Violence et légitimité : la plupart des grandes révolutions ont été violentes : 1789-1794 en France; 1917-1921 en Russie ; 1949 en Chine.
Arendt distingue cependant la violence du pouvoir : la violence peut détruire un ordre, mais elle ne fonde pas à elle seule une légitimité durable. Cette distinction est essentielle pour comprendre la singularité tunisienne.
Révolution sociale ou révolution politique: Crane Brinton identifie des phases récurrentes : 1.crise de l’ancien régime ; 2- mobilisation populaire ; 3. phase radicale ; 4. stabilisation ou retour à l’ordre
Mais toutes les révolutions ne transforment pas la structure sociale. Certaines restent politiques, d’autres deviennent sociales. C’est l’un des nœuds du débat tunisien.
Les grandes révolutions historiques : constantes et différences
La Révolution française (1789) fonde le modèle moderne de la révolution politique. Ses apports sont majeurs (souveraineté populaire, égalité juridique, citoyenneté, fin de la monarchie de droit divin); mais elle fut aussi marquée par la terreur, la guerre civile et l’instabilité chronique (Soboul).
La révolution tunisienne s’en rapproche par son aspiration à la dignité et à la citoyenneté, mais s’en éloigne par l’absence de refondation radicale de l’ordre social.
La Révolution russe (1917) est l’exemple type de la révolution idéologique totale. Lénine transforme une crise impériale en projet historique global, fondé sur une doctrine structurée (Marx, Engels, Lénine).
La Tunisie, à l’inverse, n’a pas porté de projet idéologique unifié. Son mouvement fut spontané, pluriel, parfois contradictoire – ce qui est à la fois sa force et sa faiblesse.
Les révolutions européennes de 1848 et les printemps avortés furent largement démocratiques, libérales, nationales… et majoritairement vaincues. Marx y voit «l’apprentissage douloureux du peuple».
La révolution tunisienne partage avec 1848 le caractère inachevé, la difficulté à transformer l’élan populaire en institutions stables.
Les révolutions non violentes contemporaines d’Europe de l’Est (1989) ou la chute de l’apartheid en Afrique du Sud montrent qu’une révolution peut être pacifique, négociée, institutionnelle (Vaclav Havel, 1990).
La Tunisie s’inscrit clairement dans cette lignée, avec un compromis politique initial salué internationalement (Stepan & Linz, 2013).
La révolution tunisienne : genèse et dynamique
Une révolution sans leader : le geste de Mohamed Bouazizi n’était pas idéologique. Il exprimait une humiliation sociale, un sentiment d’injustice et de dépossession (Hibou, 2011).
Contrairement aux révolutions classiques, la révolution tunisienne n’a pas de chef, n’a pas de parti fondateur, n’a pas de doctrine officielle.
Cela la rapproche des révolutions du XXIᵉ siècle analysées par Manuel Castells comme des «révolutions en réseau».
Le rôle des classes moyennes et de la jeunesse : la révolution tunisienne est portée par : une jeunesse diplômée marginalisée, des classes moyennes fragilisées, des régions intérieures abandonnées
Elle n’est ni une révolte de la faim, ni une insurrection ouvrière classique, mais une révolte de la dignité («karama»).
L’État au cœur du conflit : contrairement à la Libye ou à la Syrie, l’État tunisien ne s’est pas effondré. L’armée est restée en retrait, et l’administration a continué à fonctionner.Cela a évité la guerre civile, mais a aussi limité la rupture révolutionnaire (Bayart).
Une révolution inachevée ou une révolution empêchée ?
La question sociale non résolue : toutes les grandes révolutions échouent lorsqu’elles ne répondent pas à la question sociale (Polanyi, 1944).En Tunisie : chômage structurel, déséquilibres régionaux, dépendance économique
La révolution politique n’a pas été accompagnée d’une révolution économique.
Le poids de l’ancien régime : comme l’avait montré Tocqueville, les révolutions héritent toujours de l’ancien régime. En Tunisie, les réseaux administratifs, économiques et culturels de l’État autoritaire ont survécu, souvent intacts.
La révolution a changé le sommet, mais rarement la base.
La fatigue révolutionnaire : les révolutions prolongées produisent une lassitude sociale. L’aspiration à l’ordre, même au prix de la liberté, est un phénomène historiquement récurrent (Arendt).
Le positionnement historique de la révolution tunisienne
La révolution tunisienne n’est ni un échec pur, ni une réussite exemplaire. Elle est la première révolution démocratique du monde arabe, une révolution sans bain de sang majeur ; une révolution sans projet socio-économique structuré ; elle inaugure une nouvelle catégorie historique : la révolution civique incomplète, située entre rupture symbolique et continuité structurelle.
Une révolution pour le XXIᵉ siècle
Comparer la révolution tunisienne aux grandes révolutions historiques ne revient pas à la juger à l’aune du passé, mais à comprendre ce que signifie faire révolution aujourd’hui.
Dans un monde globalisé, interconnecté, dominé par l’économie financière, les révolutions ne prennent plus nécessairement le Palais d’Hiver. Elles déplacent les frontières du dicible, du légitime et du possible.
La révolution tunisienne restera dans l’histoire non pour ce qu’elle a totalement accompli, mais pour ce qu’elle a rendu irréversible : la fin du consentement à l’humiliation.
* Docteur en biologie et essayiste.
Bibliographie (citée dans le texte)
- Arendt, H. (1963). On Revolution. Penguin.
- Arendt, H. (1970). On Violence. Harcourt.
- Bayart, J.-F. (2014). L’État en Afrique. Fayard.
- Brinton, C. (1938). The Anatomy of Revolution. Vintage.
- Castells, M. (2012). Networks of Outrage and Hope. Polity Press.
- Hibou, B. (2011). La force de l’obéissance. La Découverte.
- Koselleck, R. (1972). Futur passé. EHESS.
- Marx, K. (1852). Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
- Polanyi, K. (1944). The Great Transformation. Beacon Press.
- Soboul, A. (1962). La Révolution française. Gallimard.
- Stepan, A. & Linz, J. (2013). Democratization Theory. Johns Hopkins.
- Tocqueville, A. de (1856). L’Ancien Régime et la Révolution.
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