Économie informelle et précarité : appel à une transformation radicale
Une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), intitulée « Entre représentations institutionnelles et réalités vécues », réalisée par la chercheuse Soumaya Mâamri, révèle l’existence d’un fossé manifeste et structurel entre la perception qu’ont les institutions politiques et administratives du vécu des populations vulnérables et la dureté de leur quotidien.
Ce décalage est confirmé par des chiffres alarmants : 93,3% des populations étudiées ressentent une invisibilisation accrue, tandis que 83% expriment une méfiance généralisée envers l’État. Pour 88% des participants, la vision économique nationale manque cruellement de lisibilité, ne laissant entrevoir aucune amélioration future et prolongeant une vulnérabilité jugée multidimensionnelle et permanente. Face à l’échec d’un modèle de développement ayant consacré les inégalités et marginalisé les petits producteurs, l’urgence est d’adopter une transformation radicale qui repose sur la justice sociale, la participation et la régularisation de l’économie informelle.
Une précarité aux multiples dimensions
Cette marginalisation se manifeste par une précarité profonde, l’absence de protection sociale et des rapports de domination structurés autour de l’accès aux ressources naturelles et du poids des intermédiaires. La majorité des participants identifient l’instabilité des revenus et la faiblesse des actifs détenus comme facteurs fondamentaux limitant leur résilience. Environ 84% des personnes interrogées considèrent que leurs conditions sociales et économiques actuelles sont un état durable, et non une simple crise conjoncturelle, soulignant le caractère structurel de leur situation. Travaillant souvent dans le secteur informel, ces groupes sont automatiquement privés d’accès au système de sécurité sociale et exposés à une exclusion institutionnelle et politique. La situation est aggravée par les risques climatiques, particulièrement dans les zones marines et forestières, qui menacent la durabilité des activités locales.
Un système de santé en recul
L’impact le plus dévastateur touche la santé physique et mentale des participants. En l’absence de couverture maladie, l’accès aux soins est devenu extrêmement coûteux, les dépenses directes des ménages représentant 37,9% de la dépense totale de santé en 2019, ce qui expose les catégories à faibles revenus au risque de dépenses catastrophiques les poussant souvent à renoncer aux soins. Pire, le taux de couverture sanitaire a reculé, passant de 81,3% en 2014 à 76% en 2024, en contradiction flagrante avec l’objectif affiché d’atteindre la couverture sanitaire universelle. Les politiques sociales publiques, comme les transferts monétaires de faible valeur, sont jugées insuffisantes et perçues comme une simple « gestion technique de la misère » assurée par l’appareil bureaucratique. Sur le plan administratif, la bureaucratie est identifiée comme le premier facteur rendant les droits inaccessibles, suivie des promesses trompeuses et la corruption.
Une injustice cognitive
Ce fossé résulte de la prépondérance des approches quantitatives et des indicateurs macroéconomiques qui diluent les inégalités et ne valorisent pas la dimension subjective du ressenti collectif. L’injustice cognitive nie la capacité des groupes marginalisés à produire du savoir et les transforme en simples statistiques pour les services sociaux. Les participants, conscients de cette réalité, réclament des solutions qui remettent en question l’économie politique actuelle et demandent une redistribution des richesses. Ils insistent sur l’autonomisation économique plutôt que les aides ponctuelles, et une restructuration des activités économiques accompagnée d’une réforme fiscale équitable. D’ailleurs, 54% des personnes sont prêtes à régulariser leur situation si une telle réforme est mise en place.
Recommandations pour une transformation profonde
Pour engager cette transformation, le FTDES formule des recommandations concrètes. Premièrement, il est impératif de renforcer l’organisation et la participation des petits producteurs par le lancement d’un programme national visant leur intégration totale dans des coopératives. Cette démarche doit être accompagnée d’incitations financières, fiscales et matérielles, et subordonnée à une formation administrative et financière obligatoire.
Deuxièmement, afin d’assurer l’autonomisation économique et le développement social, le gouvernement doit mettre en œuvre la loi n°30 de 2020 relative à l’économie sociale et solidaire en émettant rapidement ses décrets d’application. Cette mesure permettrait de structurer une partie du secteur informel et d’établir un équilibre entre la rentabilité économique et la solidarité sociale.
Enfin, l’étude recommande d’intégrer les indicateurs qualitatifs dans l’évaluation des politiques de développement et du bien-être social. Il est crucial de développer un indice national de bien-être social qui tienne compte des spécificités tunisiennes (revenus, santé, éducation, environnement), afin de définir les priorités publiques, d’évaluer les programmes gouvernementaux et, ultimement, de relier la croissance au développement pour renforcer la transparence et la responsabilité politique.
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