Deux trois maux de la sexualité «tunisienne»
La sexualité «tunisienne», plus qu’un ensemble de pratiques ou de croyances, est d’abord un univers de mots. Ces mots, chargés d’histoire et de représentations, en disent long sur la manière dont la société pense, vit et ressent la sexualité.
Adnène Khaldi *

Le dialecte tunisien, riche et imagé, porte ainsi une véritable parlure sexuelle, une manière de dire (ou de ne pas dire) le sexe, où chaque mot agit, contraint, ou libère.
Si, comme le suggérait Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, la langue ne se contente pas de nommer le monde mais le structure, alors il est essentiel de comprendre ce que notre parlure fait à la sexualité. Et si, comme l’a montré J. L. Austin, certaines paroles sont performatives : elles ne décrivent pas une réalité mais la font advenir.
Les mots de la sexualité tunisienne sont bien plus que des reflets : ils sont des actes. J’ai choisi une série de mots souvent employés (ils ne sont ni exhaustifs ni exclusifs) pour exprimer notre façon de concevoir et de vivre notre sexualité.
«M’kassra» : la cassure comme définition de la féminité sexuelle
Dans la parlure tunisienne, dire qu’une fille est m’kassra (مكسّرة) signifie qu’elle a perdu sa virginité. Le mot, littéralement «cassée», condense à lui seul tout un imaginaire : la sexualité féminine comme une blessure ou comme une fracture, ce mot marque un passage du «pur» à l’«abîmé».
Le mot m’kassra (مكسّرة) n’est pas qu’un stigmate individuel, mais un instrument de régulation sociale. Elle fonctionne comme un mot de terreur, une arme linguistique qui assure la préservation du contrôle patriarcal sur le corps féminin. Un simple mot capable de dissuader, de faire taire, de maintenir la peur.
En Tunisie, ce terme ne nomme pas un acte, il installe une menace. Il fonctionne comme un régulateur du désir féminin, une manière de préserver l’honneur familial et patriarcal à travers la peur du mot lui-même.
Dire ou entendre m’kassra, c’est activer tout un système d’exclusion : la fille ainsi nommée devient symboliquement brisée et socialement périmée.
Ce choix lexical n’est pas anodin. Il fonde symboliquement une sexualité féminine sous le signe du dommage, ce n’est pas que le corps qui est brisé mais c’est le plus profond de l’être qui est ravagé. M’kassra devient la nouvelle identité de la fille.
Dans une telle représentation, la pénétration devient un acte potentiellement destructeur, et la femme, un être «altéré» par le sexe. Ce discours n’est pas sans répercussions cliniques : le vaginisme, par exemple, peut être compris comme une inscription corporelle de ce même imaginaire. Le corps «refuse» l’ouverture, car celle-ci est associée à la douleur, à la perte, à la rupture. Ainsi, le langage ne décrit pas la peur du sexe — il la produit.
«Jâtik/Jetni» : l’orgasme passif et l’écho de l’éjaculation précoce ou de l’anorgasmie
Autre expression : jâtik ou jetni (جاتك / جاتني), littéralement «elle t’est venue / elle m’est venue». Dans la parlure intime, cette tournure signifie «j’ai joui» ou «j’ai eu un orgasme».
Ici encore, la sexualité se dit à travers la passivité grammaticale. Le plaisir n’est pas fait ni atteint, il arrive. Il arrive d’où ? D’en haut, d’en bas ? Le sujet ne dit pas «j’ai joui», mais «il est venu à moi», comme si la jouissance était une visite imprévisible, un phénomène qui échappe à la volonté. Le plaisir est quelque chose qui arrive, qui vient de l’extérieur, non un acte volontaire.
Cette passivité linguistique se retrouve dans deux troubles sexuels :
- chez l’homme, l’éjaculation précoce, décrite comme une perte de contrôle — «ça m’est venu trop vite».
- chez la femme, l’anorgasmie, où le plaisir ne «vient» jamais.
Dans les deux cas, le langage offre le même schéma : le sujet sexuel ne fait pas, il subit.
En termes austiniens, ces mots sont performatifs : dire «elle m’est venue» ne fait pas que décrire l’expérience, cela inscrit le plaisir dans un régime d’impuissance et d’attente. Le plaisir est une visitation, pas une construction partagée.
On peut toutes fois lui accorder du crédit positif : Elle ouvre aussi la possibilité d’une lecture magique et poétique du plaisir : quelque chose «vient», non comme un accident, mais comme une grâce.
Dans cette perspective, jâtik témoigne d’une forme de sublimation du plaisir, comme s’il s’agissait d’un don venu d’ailleurs — de l’amour, du corps, du destin. Là où la langue française dirait «j’ai eu un orgasme», expression clinique et volontariste, le dialecte tunisien propose une expérience du plaisir traversée par le mystère. Dans Histoire de la sexualité Foucault distingue deux régimes historiques du savoir sur le sexe :
- l’ars erotica, propre aux cultures orientales, chinoises, indiennes, arabes ou gréco-romaines, repose sur une sagesse du plaisir : le corps est un lieu de connaissance, le plaisir une expérience à cultiver, à affiner, parfois initiatique;
- la scientia sexualis, propre à l’Occident moderne, privilégie la parole de la vérité : on confesse, on analyse, on pathologise le sexe.
L’un valorise le secret et la jouissance maîtrisée ; l’autre, la vérité et le discours scientifique. Le mot jâtik s’inscrit dans une ambivalence entre ces deux régimes. D’un côté, il illustre la passivité et le non-contrôle de la scientia sexualis tunisienne. Un imaginaire façonné par la honte, la crainte du corps, la médicalisation du plaisir. Mais de l’autre, dans sa charge magique et poétique, jâtik résonne avec l’ars erotica : le plaisir y est une visitation, une grâce qui «vient». Une énergie qui traverse le corps plus qu’elle n’est produite par lui.
Ainsi, la langue populaire tunisienne conserve, malgré la répression et la moralisation du sexe, des traces d’une ancienne érotique du mystère. Cette survivance linguistique du jâtik rappelle la logique de l’ars erotica :
- le plaisir ne se dit pas, il se transmet;
- il n’est pas maîtrisé, il est reçu;
- il ne relève pas du discours de vérité, mais de l’expérience initiatique.
Ainsi, la parlure tunisienne oscille entre le contrôle et l’abandon, entre la peur de perdre la maîtrise et la fascination pour ce qui, dans le désir, échappe.
«Îja naʿmlū wāḥed» : l’un indicible
En Tunisie, dire «je veux faire l’amour» est presque impossible. La phrase n’existe pas dans la conversation ordinaire : elle serait perçue comme obscène, frontale, voire arrogante. Le désir ne se dit jamais directement, il se détourne.
Ainsi, pour inviter à la sexualité, on recourt à une infinité de subterfuges linguistiques : îja naʿmlū wāḥed («viens, on en fait un»), nḥibb nkūn mʿāk chwaya («j’aimerais être un peu avec toi»), nḥibb nshūfek («j’ai envie de te voir»), ou encore des silences, des gestes, des métaphores partagées.
Ce réseau d’euphémismes ne traduit pas seulement une pudeur morale : il exprime une impossibilité symbolique de nommer l’acte. L’amour charnel reste toujours voilé, glissé sous d’autres mots, comme si la langue devait protéger l’acte du regard social.
Dans la parlure tunisienne, on dit souvent : îja naʿmlū wāḥed (إيجا نعملو واحد) — «viens, on fait un». L’«un», ici, désigne l’acte sexuel sans jamais le nommer. Le sexe devient un chiffre, une abstraction. Ce glissement numérique est fascinant : il montre comment, dans une culture où le sexe reste tabou, la langue contourne la sexualité par un code, un euphémisme radical. Mais ce silence a un prix. En effaçant le mot, on efface aussi la possibilité d’en parler, de le penser, de le négocier, de le désirer autrement. Le sexe devient une opération, une parenthèse, un un à faire, pas à vivre.
«Sinn el-ya’s» : l’âge du désespoir ou la mise à mort symbolique du désir
Dans le dialecte tunisien comme dans l’arabe classique, l’expression sinn el-ya’s (سنّ اليأس) désigne la ménopause. Littéralement, elle signifie «l’âge du désespoir». Ce choix lexical n’est pas neutre : il inscrit la fin de la fécondité biologique dans le champ du tragique, du renoncement et de la perte. Dire d’une femme qu’elle est«entrée dans l’âge du désespoir», c’est bien plus que constater une transformation hormonale : c’est formuler un arrêt symbolique du désir, une mort sociale du corps érotique.
Dans une culture où la féminité reste souvent associée à la fertilité, le mot lui-même agit comme un acte performatif au sens d’Austin : il ne se contente pas de décrire un état, il le produit. La femme ménopausée n’est plus seulement «sans règles», elle devient, par la parole, hors du champ du désir. C’est une performativité du deuil : le mot clôt le corps avant même que celui-ci n’ait cessé d’être désirant.
Sous l’angle de l’hypothèse de Sapir-Whorf, sinn el-ya’s façonne la pensée : en liant le vieillissement à la désespérance, la langue rend presque impensable une sexualité épanouie après la ménopause. Ainsi, le langage ne dit pas seulement le désespoir mais le prescrit.
Parlure, performativité et inconscient culturel
Ces quatre expressions : meksra, jâtik, îja naʿmlū wāḥed et sinn el-ya’s, forment la trame d’une parlure sexuelle tunisienne où le corps est traversé par le silence, la honte ou la passivité.
Dans cette parlure, la sexualité est blessure, la jouissance est accident, et l’acte sexuel est innommable. Le langage n’est pas ici un simple reflet du réel : il est son architecte inconscient.
Il modèle la psyché, il trace les limites du dicible et fabrique les symptômes. Le vaginisme, l’éjaculation précoce ou l’anorgasmie ne sont plus alors de simples troubles fonctionnels, mais des effets de langue. C’est un trou dans le symbolique ou un raté de la nomination. Ainsi s’installe une véritable forclusion symboliquedu sexe (Lacan, 1957) : la sexualité ne parvient pas à entrer pleinement dans l’ordre du langage. Le corps, alors, prend le relais.
Conclusion : dire pour exister
Si chaque culture a sa manière de parler le sexe, la Tunisie porte dans son dialecte une tension singulière entre désir et interdiction, entre mot et silence. Étudier ces mots, c’est donc explorer les frontières invisibles du possible et du permis. Nommer la sexualité, c’est déjà la libérer un peu. Et peut-être que le premier geste de la sexologie tunisienne contemporaine n’est pas de diagnostiquer, mais de réhabiliter la parole, d’ouvrir la bouche là où la langue a trop longtemps chuchoté.
* Psychothérapeute TCCE/ Sexologue clinicien.
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