Vingt ans après l’adoption de la loi n°2005-96, considérée à l’époque comme une pierre angulaire de la transparence et de la responsabilité économique, la Tunisie se trouve face à une interrogation fondamentale : notre cadre de gouvernance est-il encore adapté aux réalités du temps présent ?
C’est à cette question que la 7ᵉ édition du Forum de la Gouvernance, organisée par le Centre Tunisien de Gouvernance des Entreprises (CTGE) sous l’égide de l’IACE, a voulu répondre.
La rencontre, tenue sous le thème « 20 ans après la Loi n°2005-96 : Faut-il revoir et actualiser notre cadre de gouvernance ? » samedi 18 octobre a ligué experts comptables, dirigeants d’entreprises, régulateurs et universitaires autour d’un même constat : le cadre juridique et institutionnel de la gouvernance, pourtant novateur à son origine, montre aujourd’hui ses limites, voire son obsolescence.
Zoubeir Chaïeb : « Passer du constat à l’action »
Dans son discours d’ouverture, Zoubeir Chaïeb, vice-président de l’IACE, a rappelé la portée historique de la loi de 2005. Adoptée dans un contexte de réformes économiques et de modernisation du climat des affaires, cette loi visait à renforcer la transparence des relations financières, garantir l’indépendance des commissaires aux comptes et instaurer des comités d’audit au sein des entreprises. Elle devait constituer la base d’un modèle de gouvernance inspiré des normes internationales, reposant sur trois piliers : transparence, responsabilité et intégrité.
« La Tunisie ne pourra ni être compétitive ni pérenne sans une gouvernance efficace et crédible. »
Vingt ans après, les mécanismes peinent à suivre l’évolution du monde économique. La digitalisation, la montée des exigences extra-financières, les obligations de conformité internationale et la lutte contre le blanchiment d’argent ont profondément transformé le cadre des affaires. Or, la législation tunisienne est restée figée dans une logique de contrôle formel plus que de performance réelle.
« Sans gouvernance efficace, il ne peut y avoir ni compétitivité, ni attractivité, ni pérennité », a martelé Chaïeb. Pour lui, le moment est venu de passer du constat à l’action : la Tunisie a besoin d’un cadre moderne, cohérent et crédible, capable d’inspirer la confiance et d’attirer les investissements, locaux comme étrangers.
Fayçal Derbel : un diagnostic lucide des dysfonctionnements
Le cœur du Forum a été marqué par la présentation de Fayçal Derbel, président du CTGE, qui a livré les résultats d’une double enquête conduite auprès de commissaires aux comptes et d’entreprises non cotées, afin d’évaluer la mise en œuvre effective de la loi de 2005 et de mesurer son impact réel sur les pratiques de gouvernance.
Le constat est sans appel : le cadre réglementaire est perçu comme désuet, inefficace et inadapté aux défis contemporains.
Les résultats révèlent ce qui suit :
- une application partielle des dispositions relatives aux comités d’audit ;
- une indépendance souvent théorique des commissaires aux comptes, confrontée à des pressions économiques et relationnelles ;
- des mécanismes de contrôle insuffisants, affaiblis par la complexité réglementaire et la faiblesse des sanctions ;
- une absence d’harmonisation entre les différentes instances de contrôle et un manque de sensibilisation des dirigeants à la gouvernance comme outil de création de valeur, et non simple obligation formelle.
Selon Derbel, la loi a permis de poser les fondations, mais elle n’a pas réussi à ancrer une culture de gouvernance vivante et évolutive. Les entreprises participant à l’enquête pour l’étude évoquent un écart croissant entre les textes et la réalité du terrain : plusieurs obligations légales (comme la publication des rapports d’audit ou la création effective de comités de gouvernance restent) sont faiblement respectées faute d’incitations ou de mesures légales adaptées.
« La loi de 2005 n’a pas évolué avec le monde économique. Il est temps d’adapter nos outils de gouvernance aux réalités de 2025. »
Les commissaires aux comptes, de leur côté, dénoncent un cadre « rétrograde et parfois paralysant », où la responsabilité pénale constitue une menace permanente, décourageant les prises de position indépendantes. Beaucoup plaident pour une clarification des rôles et une révision du régime de responsabilité, jugée inéquitable.
Derbel a également mis en exergue l’insuffisance du dispositif de transparence financière, citant les défauts du registre national des entreprises et la lenteur des procédures de mise à jour des données. « Nous avons un cadre légal bien intentionné, mais il est resté au stade déclaratif. Il faut maintenant un système vivant, agile et harmonisé avec les pratiques internationales », a-t-il conclu.
Des pistes de réforme concrètes
Partant de ces résultats, le CTGE formule plusieurs recommandations prioritaires :
- réviser la loi de 2005 pour y intégrer les nouvelles exigences liées à la digitalisation, à la conformité extra-financière et à la gouvernance environnementale et sociale (ESG) ;
- mettre en place une supervision centralisée et active, capable de suivre en temps réel les pratiques de gouvernance au sein des entreprises ;
- alléger la responsabilité pénale des commissaires aux comptes, en la recentrant sur la faute grave, afin d’éviter la paralysie du contrôle ;
- rendre obligatoire la nomination des comités d’audit dans toutes les sociétés dépassant un certain seuil d’activité ;
- créer un registre public des administrateurs, garantissant leur indépendance et leur qualification professionnelle.
Ces propositions traduisent une volonté claire : sortir d’une gouvernance « papier » pour construire une gouvernance de conviction et de résultat.
« Les entreprises comme les commissaires aux comptes jugent le cadre actuel désuet, inefficace et inadapté aux défis économiques. »
Néji Hergli : « Une législation en décalage avec son temps »
Prenant la parole à son tour, Néji Hergli, président d’honneur de l’Ordre des Experts Comptables de Tunisie (OECT), a livré une analyse sans complaisance du cadre juridique existant.
Pour lui, la loi n°2005-96, malgré son ambition initiale, « n’a pas su évoluer avec la société économique ». Elle demeure prisonnière d’un formalisme excessif, souvent déconnecté des pratiques réelles de gestion et de contrôle.
Hergli a insisté sur la désuétude du dispositif réglementaire, en soulignant que plusieurs textes d’application datent de près de deux décennies et même de beaucoup plus, alors que le monde économique s’est métamorphosé : mondialisation des marchés, explosion de la finance numérique, exigences croissantes en matière de conformité et de transparence.
« Nous ne pouvons pas gouverner l’économie de 2025 avec les outils de 2005 », a-t-il déclaré.
Le président d’honneur de l’OECT a pointé l’incohérence entre les lois existantes et la réalité opérationnelle des entreprises. Les dispositifs de contrôle sont fragmentés, souvent inefficaces et faiblement coordonnés entre les différentes instances de supervision.
« La Tunisie doit rompre avec la gouvernance formelle pour bâtir une culture de performance et de transparence. »
Il a également présenté la faible articulation entre les organes de régulation et les ordres professionnels, appelant à une meilleure synergie pour renforcer la confiance dans les institutions.
Pour Hergli, la réforme de la gouvernance passe par une refonte globale, et non par des ajustements partiels. Elle doit s’appuyer sur une vision intégrée, liant transparence, performance et éthique tout en adoptant une approche pragmatique, ancrée dans les réalités tunisiennes.
Reconstruire la confiance
Au terme des échanges, un consensus s’est dégagé : la Tunisie ne peut plus se contenter d’un cadre juridique symbolique. Le défi est désormais de bâtir une gouvernance active, mesurable et évolutive, au service de la compétitivité et de la confiance.
Comme l’a rappelé Fayçal Derbel, « la gouvernance n’est pas une fin en soi, mais un état d’esprit ». Elle suppose un engagement collectif : celui des dirigeants, des auditeurs, des actionnaires, des régulateurs et, au-delà, des citoyens. Sans ce socle de confiance partagée, aucune réforme, si ambitieuse soit-elle, ne pourra produire ses effets. Quelqu’un a dit : ”Une bonne gouvernance sert le bien commun tandis qu’une mauvaise se sert de lui”.
« La gouvernance doit devenir une culture partagée, un état d’esprit au service du bien commun et de la performance. »
Gouvernance et réalités économiques sont intrinsèquement liées, une gouvernance efficace est cruciale pour la performance économique. Elle comprend les processus de prise de décision et de gestion d’une organisation et impacte directement les réalités économiques en favorisant la transparence, la responsabilité et un environnement propice à la croissance et encourage l’investissement. Une mauvaise gouvernance, à l’inverse, peut entraîner l’instabilité économique.
A bon entendeur …
Amel Belhadj Ali
EN BREF
- La Tunisie célèbre les 20 ans de la loi n°2005-96 sur la gouvernance.
- Experts et dirigeants jugent le dispositif obsolète face aux nouveaux défis économiques.
- Le CTGE propose une réforme intégrant digitalisation, conformité et critères ESG.
- La responsabilité pénale des commissaires aux comptes est jugée dissuasive.
- Consensus final : reconstruire la confiance par une gouvernance de résultat.
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