De la théorie à la pratique : comment valoriser la recherche scientifique tunisienne ?
Le Forum de l’Université 2025, organisé le 29 octobre à l’ENIT en partenariat avec l’Université de Tunis El Manar et l’Union européenne, s’est tenu sous le thème : « Recherche scientifique : excellence ou pertinence ? ». Chefs d’entreprise, chercheurs et universitaires y ont débattu des freins au rapprochement entre le monde académique et le secteur économique. Les échanges ont mis en évidence un paradoxe tunisien : bien que la production scientifique nationale soit saluée à l’international, la valorisation et l’exploitation des résultats de recherche demeurent parmi les plus faibles au monde.
Particularité de ce forum : l’absence de panel fixe. Les participants peuvent intervenir librement pendant deux minutes via un boîtier électronique remis à l’entrée, effaçant ainsi la distinction habituelle entre auditoire et intervenants. Les recommandations seront établies à l’issue de l’événement. L’Économiste Maghrébin était présent pour couvrir une partie du débat.
Le diagnostic est sévère. Selon les chiffres avancés lors des débats, la Tunisie se classe au 130e rang mondial sur 133 pays en matière d’utilisation de la recherche, alors qu’elle figure dans le top 20 pour la production scientifique. Cette contradiction témoigne d’un décalage persistant entre les attentes du secteur privé et les réalités du système universitaire. La question du rapprochement entre université et entreprise, longuement discutée depuis plusieurs années, s’impose désormais comme une urgence économique.
Lotfi Dabbabi : le cri d’alarme du secteur bancaire
Lotfi Dabbabi, directeur général de la banque QNB, a ouvert le débat en posant une question frontale : à quoi bon former des diplômés universitaires et de grands chercheurs s’il n’y a pas d’impact réel sur la vie économique et l’entreprise ? Fort de son expérience d’enseignant à l’université, il a relaté ses différends avec certains collègues académiciens sur les contenus pédagogiques, opposant ce qui relève de l’enseignement académique à ce qui correspond aux besoins professionnels.
Il a souligné que les entreprises et les banques mènent aujourd’hui leur propre recherche, directement liée aux besoins des clients et à l’usage quotidien, une recherche qu’il qualifie de plus efficace en termes d’utilité et de rendement immédiat. Dabbabi a insisté sur la nécessité de développer davantage d’échanges et d’interactions, citant en exemple des établissements qui forment des cadres répondant relativement aux besoins des banques et des institutions financières. Sa demande est claire : que les jeunes diplômés soient immédiatement fonctionnels dès le premier mois d’embauche, évitant ainsi la formation complémentaire systématique que les entreprises doivent actuellement assurer.
Imen Turki : repenser l’excellence scientifique
Imen Turki, agrégée en chirurgie maxillo-faciale, réparatrice et esthétique, et chercheuse ayant à son actif plusieurs techniques chirurgicales et une classification mondiale ayant abouti à un algorithme thérapeutique, a déplacé le débat vers la question fondamentale de l’évaluation de la recherche. Elle a d’abord reconnu les difficultés rencontrées dans la recherche scientifique dans le monde de la santé, avant de poser une question essentielle : comment définir l’excellence de la recherche scientifique et identifier une recherche véritablement susceptible d’attirer les laboratoires et les entreprises ?
Selon elle, l’excellence est aujourd’hui évaluée depuis deux décennies par des indices bibliométriques, mais l’évaluation qualitative fondée sur l’innovation et la pertinence de l’idée n’est pas réellement prise en compte. Turki a plaidé pour une double évaluation, quantitative et qualitative, afin de produire des résultats pertinents ayant un impact réel sur la société. Elle a insisté sur le fait que la recherche doit émaner des besoins de la société et qu’il faut comprendre le monde réel pour mener une recherche visant à améliorer le vécu et la production au niveau sociétal. Elle a également souligné l’importance d’assurer une transmission du savoir et une vulgarisation des recherches permettant aux citoyens de participer, de donner leur avis et de créer une interaction fructueuse entre les besoins de la société et les chercheurs.
Olfa Gam : les contraintes spécifiques de l’industrie pharmaceutique
Olfa Gam, directrice générale des laboratoires Cytopharma, spécialisés en oncologie, et issue de l’école d’ingénieurs industriels, a apporté un éclairage particulier sur les difficultés du secteur pharmaceutique. Elle a structuré son intervention autour de trois problématiques majeures.
Premièrement, le décalage temporel entre l’industrie et la recherche : alors que les horizons de développement des PME tunisiennes s’étendent sur trois à cinq ans, la recherche pharmaceutique nécessite généralement vingt à trente années pour aboutir à de nouvelles molécules. Ce décalage de temporalité pose la question des mécanismes à mettre en place pour rapprocher ces deux rythmes fondamentalement incompatibles.
Deuxièmement, Gam a pointé la différence entre la rigueur académique et la rigueur réglementaire pharmaceutique. Impliquée dans plusieurs projets de recherche, elle a constaté un décalage majeur entre ce que produisent les chercheurs et ce qui est acceptable d’un point de vue réglementaire pour enregistrer des médicaments, deux référentiels selon elle complètement différents.
Troisièmement, forte de son expérience de quinze ans en Belgique où la recherche était portée par des startups de biotechnologie rachetées ensuite par l’industrie, elle a regretté l’absence quasi totale de ce type d’entreprises en Tunisie. Elle a souligné le paradoxe : des chercheurs de très bonne qualité, toutes les forces nécessaires pour mener une recherche de haut niveau, mais une incapacité à créer cette combinaison permettant aux chercheurs universitaires de s’impliquer dans des structures entrepreneuriales. Gam a conclu en lançant un défi direct à l’assistance : existe-t-il en Tunisie un chercheur travaillant sur le développement d’anticorps monoclonaux, ces médicaments d’avenir au cœur de l’innovation pharmaceutique mondiale ?
Chakib Ben Mustapha : lever les obstacles institutionnels
Chakib Ben Mustapha, représentant de l’Union des petites et moyennes entreprises industrielles, a livré un état des lieux sans concession. Il a reconnu les efforts déployés par l’État et l’université. Le crédit d’impôt recherche pour les entreprises a été établi il y a trois ans avec un plafond de 200 000 dinars, porté ensuite à 400 000 dinars. Au niveau des universités, le système a été modifié pour permettre aux laboratoires de recherche de reverser directement 30 % des financements reçus à la motivation des chercheurs. Avec plus de 520 laboratoires de recherche aujourd’hui, l’effort quantitatif est considérable.
Toutefois, Ben Mustapha a identifié une limitation majeure freinant l’implication des chercheurs dans des projets industriels : le statut de la fonction publique plafonne la rémunération complémentaire des chercheurs à 30 % de leur salaire de base. Il a qualifié cette mesure d’introductive et a profité de la présence de tous les partenaires pour appeler à son annulation dans le cadre de la préparation de la loi de finances 2026.
Pour l’intervenant, la motivation financière des chercheurs est déterminante car les entreprises ne viennent pas spontanément vers l’université. Il a également insisté sur le développement des clusters et technopôles comme lieux de rencontre privilégiés, suggérant d’organiser des réunions à l’échelle des filières sur les projets et axes de recherche. Ces structures, encore émergentes dans des pôles comme Cité Asus, commencent à prendre forme et représentent selon lui un élément clé de l’écosystème de la recherche.
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