Dans la vie d’un pays — et plus encore d’une cité —, il y a ce qu’on voit et ce qu’on sent. Les murs, les places, les toits : ce sont les signes visibles. Mais l’atmosphère, la densité, la manière dont la pierre respire — voilà ce qu’on ne mesure pas, et pourtant ce qui dit tout.
L’architecture est le mercure du thermomètre : elle indique la température morale, la tension sociale, la santé d’une économie. Une jauge de tout — et parfois du rien.
À voir notre production architecturale, on comprend que ce n’est pas l’économie qui fait l’architecture, c’est l’architecture qui révèle l’économie. Quand le bâti trahit la pensée, c’est que le pays dépense sans édifier, investit sans incarner.
Le PIB, les graphiques, les indicateurs — tout cela est du langage pour les aveugles. Quand, sur la peau, apparaissent des boutons, ce ne sont pas les analyses qui font le diagnostic : c’est le corps lui-même qui parle. Et le corps d’une nation, c’est sa ville.
L’architecture n’est pas les architectes
Ne confondons pas : l’architecture n’est pas les architectes. Loin de là. Les architectes, eux, sont pris — parfois piégés — dans les logiques économiques. Ils doivent vivre, nourrir leurs familles, payer leurs charges. Et cela ne fait pas d’eux des coupables.
Ne soyons ni idéalistes, ni hypocrites. Mais surtout, ne plaçons pas notre confort — celui des critiques, des décideurs, des commentateurs — au-dessus de celui des créateurs réels de ce pays. Ce sont eux qui, malgré la régression économique, tentent encore d’élever des formes, de préserver un peu de dignité dans la matière.
L’architecture souffre avec eux — parce que l’économie ne bâtit plus, elle administre.
Quand l’économie se fige, la ville se tait
L’économie, la culture, le social et la politique ne sont pas dans une relation linéaire ni binaire. Ils forment un système vivant, un mouvement d’interdépendance où chaque domaine respire par les autres.
De leur mise en synergie naît un résultat dynamique — une trace : l’architecture. Elle n’est pas seulement un produit final, mais le témoin d’une énergie collective, d’un équilibre fragile entre forces matérielles et spirituelles.
Intégrer, c’est cela : prendre le résultat (output), le replacer en situation (input), et relancer un nouveau cycle. C’est ce qui fait tourner la machine du développement, non comme un engrenage mécanique, mais comme une respiration : penser, faire, habiter, recommencer.
Quand cette boucle se rompt, le pays entre en rétention : les bâtiments s’élèvent sans pensée, les chiffres circulent sans sens, et la ville devient un corps sans souffle.
La mort à éviter
La mort, ici, n’est pas celle des hommes — c’est celle du lien. Quand l’économie oublie la culture, quand le social se détache du politique, quand l’architecture devient simple décor, le pays cesse de respirer.
Ce n’est pas un effondrement soudain, c’est une lente asphyxie : les murs tiennent encore debout, mais l’esprit s’est retiré. On continue de bâtir, mais sans bâtir le sens.
La mort à éviter, c’est celle-là — celle où l’on confond le produit et le geste, l’apparence et la trace, la dépense et la création.
Une société ne meurt pas d’un manque de richesse, mais d’un excès de séparation. Quand elle isole ses forces au lieu de les relier, elle transforme son développement en maladie chronique.
Réunir l’économie, la culture, le social et la politique dans un même souffle, c’est redonner à l’architecture sa fonction d’âme collective. Car bâtir, c’est encore le plus sûr moyen de se souvenir qu’on vit.
Je ne défends pas l’économie.
Je ne défends pas l’architecture.
Je défends mon pays.
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— Ilyes Bellagha
Architecte ITAAUT – Chercheur indépendant
Temple du Sens – Éditions des Architectes Citoyens.
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