Le sens suspendu | Entre improbable vérité et persistante rumeur
Réflexion sur la société du commentaire et la fragilité de la vérité publique, perdue sous des tas de mensonges, de désinformations et de rumeurs distillées comme un lent poison à travers les réseaux sociaux.
Ilyes Bellagha *

Chez nous, plus peut-être qu’ailleurs, l’information n’éclaire plus : elle clignote et éblouit. Chaque jour, on apprend et on désapprend, dans un même souffle. Le citoyen se réveille entre une rumeur de scandale, une promesse de réforme et une image volée sur les réseaux. Tout est vrai, tout est faux, tout est «presque sûr», mais rien, au final, ne l’est vraiment.
La vérité ne s’impose plus : elle se négocie. Le citoyen devient alors un funambule : suspendu entre ce qu’il voit, ce qu’il croit et ce qu’on veut qu’il croie.
La société du commentaire
Dans les cafés comme en ligne, chacun parle avec l’assurance d’un témoin oculaire. On ne débat plus : on interprète, on suppute, on extrapole. Le fait divers devient philosophie, la rumeur certitude, le silence preuve. Le citoyen n’est plus acteur du monde : il est commentateur du bruit.
Et pourtant, dans ce chaos bavard, il y a une forme de lucidité : parler, c’est ne pas mourir. Chez nous, la parole est le dernier luxe de la démocratie.
La rumeur comme un bruit continu
Ici, le pouvoir ne gouverne pas seulement par décret : il s’appuie sur le flou du continu. Un glissement lent où la rumeur sert de bruit de fond, si elle n’est pas aussi un message. Une phrase fuitée, une image floue, une émotion partagée — et tout s’ajuste sans heurt. La rumeur devient un mode de gestion douce : elle occupe sans contraindre, rassure sans convaincre, occupe, divertit, fait diversion…
Le citoyen, lui, vit dans cette zone d’entre-deux : ni informé ni aveuglé, ni dupe ni réfractaire, ni brimé ni libre. Il sait qu’on façonne sa conscience, mais il préfère encore l’ambiguë continuité à la rupture brutale.
Entre deux versions du monde, il invente la sienne. Il s’en remet à ce qu’il sent : le geste du voisin, le regard de l’enfant, l’ironie du marchand. Dans ce minuscule espace de vérité, il retrouve un semblant de dignité, une improbable liberté.
Là où la rumeur échoue, l’humain recommence. Le citoyen suspendu n’est pas perdu : il est en attente d’un sol stable et qui ne tremble plus.
Peut-être qu’un jour, on cessera de commenter pour recommencer à construire. On cessera de partager pour commencer à comprendre. Alors, de ce brouhaha naîtra peut-être une parole vraie : celle qui ne cherche plus à convaincre, mais à relier.
Le citoyen suspendu, c’est chacun de nous — oscillant entre l’espoir et la mémoire.
* Architecte.
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