Peuple pur contre élite corrompue | Du démon au complot
Dans un jardin, chaque plante a ses besoins en eau. Le jasmin réclame de l’attention, l’olivier résiste à la sécheresse, le cactus vit là où la rose se flétrit. Si le jardinier oublie cela, certaines plantes se fanent et d’autres pourrissent. La société, c’est la même chose : élites et peuple n’ont pas les mêmes attentes, mais leur destin est lié. Quand l’équilibre se perd, c’est tout le jardin qui s’abîme.
Manel Albouchi *

Aujourd’hui, cet équilibre est menacé. Les élites parlent un langage compliqué, réservé à elles-mêmes. Le peuple, lui, se réfugie dans des slogans courts et rassurants. Entre les deux, le fossé s’élargit et la démocratie se fragilise.
Bourguiba avait compris cette tension. Formé dans les grandes écoles en France, il aurait pu rester enfermé dans un langage d’élite. Mais il avait le talent rare de traduire les grandes idées en images simples. Il parlait du pain, de l’école, de la femme, de la santé. Il expliquait longuement, comme un instituteur patient.
Il ne cherchait pas à séduire par des promesses faciles, mais à instruire pour que chacun comprenne. C’est ce qui a marqué son époque : il fut à la fois un père qui explique et un maître qui enseigne. Bien sûr, cette pédagogie avait aussi ses limites : le peuple restait souvent en position d’élève, sans vraie possibilité de répondre.
Le raccourci des slogans
Aujourd’hui, la logique est inversée. Le populisme ne cherche plus à élever, mais à séduire. Il ne donne pas des explications, il lance des slogans. Il flatte la colère, la peur, l’indignation.
Comme le montre le politologue Christophe Jaffrelot, le populisme oppose toujours un «peuple pur» à des «élites corrompues», en utilisant un langage simple, émotionnel, direct. Mais il va plus loin : il mobilise la peur et la colère, moralise l’adversaire et personnalise à l’extrême le pouvoir via l’héroïsation du leader et sa relation «directe» au peuple.
Là où Bourguiba essayait de rendre le peuple adulte par la pédagogie, le populisme tend à le maintenir dans l’illusion.
Du démon au complot
Il y a pourtant une continuité psychologique. Autrefois, quand une personne faisait une crise d’angoisse ou entendait des voix, on disait qu’elle était possédée par des djinns ou des démons. C’était une manière d’expliquer ce que l’on ne comprenait pas.
Freud, dans ‘‘Totem et Tabou’’ (1913), expliquait déjà que les sociétés anciennes donnaient un visage invisible à ce qui leur faisait peur. Elles projetaient leurs angoisses sur des forces surnaturelles, pour transformer l’incompréhensible en récit.
Aujourd’hui, la même structure existe encore. Quand une décision politique paraît injuste ou une crise difficile à comprendre, beaucoup se tournent vers la théorie du complot. Ce ne sont plus les djinns qui manipulent, mais des «puissances cachées».
Les chercheurs en psychologie (Karen M. Douglas, Alexandra Cichocka et Robbie M. Sutton2017) montrent que ces croyances ne sont pas anodines : elles répondent à trois besoins fondamentaux
- comprendre ce qui échappe;
- reprendre un sentiment de contrôle, et;
- se sentir appartenir à un groupe qui «sait».
Mais cette explication ne résout rien : elle rassure un instant, tout en alimentant la méfiance et la division.
La Tunisie miroir vivant de ces mécanismes
Ces recherches ne sont pas seulement théoriques. Elles se vérifient chaque jour sur le terrain tunisien.
Quand la population, face à la crise économique ou politique, cherche des explications simples et rassurantes, elle illustre exactement ce que décrivent Douglas et ses collègues : le besoin de sens, de contrôle et d’appartenance. Les rumeurs de complot circulent dans les cafés, sur les réseaux sociaux, comme autrefois les récits de djinns et de malédictions.
De la même manière, les émotions politiques analysées par Jaffrelot (peur, colère, héroïsation du leader, relation «directe» et accolades avec le peuple) se lisent à ciel ouvert dans les discours quotidiens.
La Tunisie est ainsi un laboratoire à vif de la psychologie politique contemporaine : un pays où se dévoilent sans fard les mécanismes universels de la peur collective, du besoin de figures protectrices et du risque de manipulation.
Comment retrouver l’équilibre ?
La liberté se perd quand les élites méprisent et que le peuple s’enflamme. C’est entre le mépris d’en haut et la colère d’en bas que naît le despotisme.
La Tunisie a besoin aujourd’hui d’une nouvelle médiation vivante :
- des élites qui expliquent clairement sans jargon ni mépris;
- un peuple qui refuse les illusions faciles et accepte l’effort de compréhension.
Sans cette médiation, le jardin se dérègle. Certaines plantes meurent de soif, d’autres se noient. Et dans ce déséquilibre, ce sont toujours les mauvaises herbes qui prospèrent.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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