L’économie tunisienne souffre moins d’un manque de moyens que d’un excès de désordre. Nos villes en sont la preuve : chaque erreur d’aménagement, chaque espace public mal conçu, chaque infrastructure inachevée est une fuite invisible des deniers de l’État.
L’architecture, loin d’être un luxe, est l’économie du réel – celle qui relie l’usage, le sens et la durée.
L’économie, c’est aussi une architecture
Toute économie devrait être un acte d’architecture : ordonner, prévoir, équilibrer. Mais en Tunisie, on a confié la conception du territoire à des gestionnaires qui comptent sans comprendre. Les architectes ne réclament pas des privilèges : ils réclament qu’on cesse de confondre gestion et vision. Car une ville mal pensée coûte plus cher qu’une ville bien bâtie. Les erreurs spatiales sont les déficits invisibles de la République.
L’État dépense beaucoup pour penser peu
L’État tunisien agit trop souvent comme un particulier : il veut tout, vite et à moindre coût. Mais ce “moins cher” est un mirage : la précipitation, la sous-qualité, les appels d’offres sans suivi créent des pertes durables. Le gâchis économique est structurel, pas accidentel. Chaque rond-point inutile, chaque trottoir refait trois fois, chaque immeuble administratif vide est un budget de la négligence. On croit économiser, mais on multiplie les réparations. La vraie économie n’est pas celle des coupes budgétaires : c’est celle du sens durable. Quand un espace fonctionne, il rapporte en dignité, en fluidité, en énergie humaine. Quand il dysfonctionne, il épuise et il coûte.
Halfaouine et Bab Souika : leçon d’économie urbaine
Prenons deux lieux voisins, deux visages d’une même ville : Halfaouine et Bab Souika. La première incarne la réussite discrète d’une mésoéconomie urbaine; la seconde, son échec contemporain.
Halfaouine est un modèle de cohérence. Elle régule depuis des décennies la circulation des personnes, des biens et des échanges dans une harmonie naturelle. Ici, l’économie n’est pas calculée : elle est vécue. L’espace parle le langage du lien. La place, par sa conception, a su conjuguer le mouvement et la mémoire, le commerce et la convivialité. Chaque pas y a un sens, chaque façade une intention, chaque ombre une fonction. C’est cela l’économie réelle – une architecture du rythme et de la mesure.
À quelques mètres de là, Bab Souika témoigne de l’inverse. Ce lieu historique, chargé de sens, a perdu son caractère sous les coups d’un réaménagement maladroit. Ce qui fut un centre de gravité populaire est devenu un espace disloqué, agressé par la confusion entre modernisation et effacement. Là où la ville respirait, on a bâti des formes sans âme. Là où se transmettait une culture, on a planté un décor administratif.
Ironie amère : on dépense aujourd’hui des sommes colossales pour maintenir en vie ces erreurs, pour entretenir le corps d’une place en mort cérébrale. Comme si l’on voulait donner l’apparence d’une vitalité à ce qui n’est plus qu’un artifice.
Ces deux lieux résument à eux seuls la situation du pays : une Tunisie qui a su jadis faire de la rue une économie du lien; et qui désormais dépense pour réparer ce qu’elle a détruit. Halfaouine est l’intelligence de la vie, Bab Souika la facture du désordre.
L’économie n’est pas la finance
Il n’y a que les esprits restreints qui voient dans l’économie un dogme ou une idéologie. L’économie n’est pas un champ fermé, mais un langage commun : celui du partage, de la mesure, du lien entre les choses. Elle ne se réduit ni au commerce ni à la finance. Acheter pour vendre n’a jamais fait une civilisation.
L’économie appartient à la même sphère que le social et le culturel. Elle les prolonge, elle les rend possibles, elle leur donne une forme. Sans prétendre tout résoudre par les chiffres, il faut dire une fois pour toutes que la finance n’est pas l’économie – elle n’en est qu’un reflet déformé, souvent sans racine.
Repenser la dépense publique comme une œuvre
Il est temps d’assumer une économie sans complexe, mais non sans conscience. Investir dans la qualité architecturale n’est pas un luxe : c’est une stratégie nationale. La France, le Maroc, même le Rwanda l’ont compris – chaque projet public y devient une vitrine du pays. En Tunisie, au contraire, la dépense publique s’éparpille : on construit sans projet de société, sans vision de long terme, sans éthique de l’espace.
Repenser la dépense, c’est bâtir autrement. C’est comprendre qu’un mètre carré bien conçu vaut dix mètres carrés gaspillés. C’est voir dans chaque plan non une ligne de coût, mais une promesse de lien social et de productivité collective.
Pour une économie du soin et de la cohérence
Malgré l’aveuglement de certains, il existe encore en Tunisie des leviers capables de soigner et de consolider l’économie. Mais ces leviers ne se trouvent pas dans les bureaux ni dans les formulaires : ils sont dans la qualité de l’espace, la circulation du sens, la confiance dans le travail bien fait. C’est là que réside la véritable réforme – celle qui répare sans détruire, qui relie au lieu de cloisonner.
Je propose donc, au lieu de suivre la voie stérile d’une administration qui confond ordre et autorité, de construire une économie du soin : celle qui réhabilite le rôle de l’architecte, du citoyen, du bâtisseur, de l’artisan, et qui replace l’humain au centre de la dépense publique.
L’administration seule ne sauvera rien ; elle ne fait que retarder la chute. Mais une vision collective, fondée sur la beauté, la mesure et la responsabilité, peut redonner à la Tunisie son souffle et son équilibre.
Car une nation qui soigne ses espaces soigne aussi ses blessures. Et l’économie du futur sera architecturale ou ne sera pas.
Épilogue : se remettre à l’architecture du temps
Du coup, notre pays n’a pas seulement besoin d’architectes : il a besoin de répondre à une architecture, de se replacer dans un cadre de sens, de durée, de responsabilité.
Nous, architectes, sommes habitués au temps long, à cette lenteur qui permet à la matière de prendre forme et à la pensée de devenir espace. Mais l’État, lui, s’est habitué à l’instant, à la réaction, à l’improvisation. Il gère au lieu de construire, il répare au lieu de prévoir.
La Tunisie doit donc se réapprendre à penser comme une œuvre, non comme un chantier permanent. Elle doit se remettre, non pas aux architectes, mais à l’architecture elle-même : à cette discipline de la mesure, de la clarté, de l’ordre vivant.
Tant qu’elle refusera cette architecture du temps, elle continuera de payer le prix de la précipitation et du désordre. Mais le jour où elle acceptera d’écouter les lieux avant de les dominer, elle retrouvera enfin sa cohérence et sa beauté.
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Ilyes Bellagha — Architecte, fondateur d’Architectes Citoyens
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