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Fin de la démocratie | Vers une gouvernance algorithmique ?

Depuis deux mille cinq cents ans, le mot démocratie incarne l’idéal politique par excellence. Héritée d’Athènes, elle fut pensée comme le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple — une définition que Lincoln a reprise à son compte en 1863. Mais à l’ère du numérique, les jeunes génies de la Silicon Valley, baignés dans la culture des data et des algorithmes prédictifs, remettent en cause cette conception. À leurs yeux, la démocratie représentative est lente, irrationnelle et inefficace face à des crises globales (écologiques, économiques, sanitaires) qui exigent des réponses rapides et fondées sur des données massives.

Zouhaïr Ben Amor *

L’idée d’une gouvernance algorithmique, bien que futuriste, est déjà présente dans les travaux de chercheurs tels que Shoshana Zuboff (The Age of Surveillance Capitalism, 2019) et Yuval Noah Harari (Homo Deus, 2015), qui envisagent un monde où la donnée devient un nouvel instrument de pouvoir. Cette «technocratie numérique» n’est plus une fiction, mais un horizon politique envisagé dans les laboratoires californiens, entre une réunion chez OpenAI et un colloque chez Palantir.

I. Le procès de la démocratie

Pour les jeunes ingénieurs de la Silicon Valley, la démocratie est malade. Les taux d’abstention records, la polarisation idéologique, la lenteur législative et la désinformation sur les réseaux sociaux en sont les symptômes les plus visibles. Le politologue Pierre Rosanvallon (La légitimité démocratique, 2008) avait déjà diagnostiqué cette crise de confiance, montrant comment la démocratie représentative s’érode sous le poids de la défiance et du populisme.

Ces nouveaux techno-réformateurs considèrent que la «voix du peuple» exprimée par le vote est obsolète face à la puissance des algorithmes capables de capter nos comportements en continu. Le philosophe Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif, 1995) rappelait pourtant que l’élection repose sur une confiance symbolique, non sur la pure rationalité. Or les Jeunots Génies veulent substituer à cette confiance une mesure permanente des désirs collectifs, comme s’il suffisait d’observer pour comprendre.

Leur critique n’est pas sans fondement : les scandales de corruption et la manipulation électorale (Cambridge Analytica, 2018) ont montré les limites d’un système vulnérable à la désinformation. Mais en voulant remplacer la délibération par la modélisation, ces ingénieurs risquent de réduire la politique à un problème d’optimisation mathématique, oubliant que, selon Hannah Arendt (La Condition de l’homme moderne, 1958), la politique est avant tout un espace d’action et de parole, non de calcul.

II. Une gouvernance par l’algorithme

Le projet des Jeunots Génies est clair : créer une gouvernance où l’intelligence artificielle (IA) remplace la représentation. Chaque citoyen serait un flux de données – ses achats, ses déplacements, ses interactions – analysé pour produire une image fidèle de la volonté collective. L’IA deviendrait un arbitre omniscient, garantissant la justice et l’efficacité.

Cette vision s’inscrit dans la logique du dataïsme décrite par Harari (Homo Deus, chap. 11) : la croyance selon laquelle les données représentent mieux la réalité que les récits humains. En s’appuyant sur des technologies comme la blockchain et l’apprentissage profond (deep learning), l’IA pourrait proposer des politiques fiscales, écologiques ou sanitaires « optimales », basées sur des indicateurs en temps réel.

Mais cette idée rejoint la cybernétique politique imaginée par Norbert Wiener dès 1948, où le contrôle des flux d’information remplace le débat humain. Evgeny Morozov (To Save Everything, Click Here, 2013) met pourtant en garde contre cette illusion du solutionnisme technologique : croire que la technologie peut résoudre les problèmes politiques en les dépolitisant.

Le danger est que cette IA devienne non plus un outil, mais un souverain algorithmique. Qui programmera ses valeurs ? Qui contrôlera ses priorités ? Comme l’a souligné Nick Bostrom (Superintelligence, 2014), une IA dotée d’un pouvoir de décision pourrait rapidement échapper au contrôle humain, transformant la gouvernance en une forme inédite de despotisme numérique.

III. Utopie ou dystopie ?

Le rêve d’une rationalité parfaite se heurte à la question du libre arbitre. Si la machine devine nos désirs avant nous, que devient la liberté ? L’éthique de l’IA, développée notamment par Luciano Floridi (The Ethics of Information, 2013), rappelle que toute donnée est une interprétation : elle n’est ni neutre ni objective. L’IA reproduit les biais de ses concepteurs (bias-in, bias-out).

L’élimination du débat public, de la contradiction et du conflit risquerait d’abolir ce qui fonde la démocratie : la pluralité. Jacques Rancière (La Mésentente, 1995) montre que la démocratie est précisément l’espace du désaccord, où la parole du peuple surgit contre l’ordre établi. La remplacer par un consensus algorithmique reviendrait à instaurer une police des comportements.

De plus, la gouvernance algorithmique pourrait accentuer les inégalités de pouvoir. Comme l’a démontré Cathy O’Neil (Weapons of Math Destruction, 2016), les algorithmes prétendument neutres renforcent souvent les discriminations qu’ils sont censés éliminer. L’utopie d’une justice automatisée vire ainsi à la dystopie technocratique.

IV. Vers un modèle hybride ?

Face à ces dérives potentielles, certains chercheurs envisagent une voie médiane : une démocratie augmentée par l’IA, mais non remplacée par elle. Ce modèle rejoint les réflexions d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns (Le gouvernement algorithmique et la politique des affects, 2013), selon lesquels l’IA peut contribuer à la décision publique, à condition que la transparence et la responsabilité soient assurées.

L’IA deviendrait alors un auxiliaire : elle simule les scénarios, aide à anticiper les crises, éclaire les citoyens. Les élus deviendraient des médiateurs entre le savoir algorithmique et la volonté populaire. Ce modèle rappelle le concept d’«intelligence collective» cher à Pierre Lévy (L’intelligence collective, 1994), où la technologie amplifie la réflexion humaine sans la remplacer.

Mais un tel projet exige une révolution éducative et éthique. Comme le souligne Timnit Gebru (2020), cofondatrice de Black in AI, sans diversité culturelle et contrôle citoyen, aucune IA ne peut prétendre servir l’humanité. L’éducation au raisonnement critique et à la donnée deviendra alors un pilier de la citoyenneté numérique.

Conclusion

Les Jeunots Génies ont raison sur un point : la démocratie athénienne, dans sa forme actuelle, ne suffit plus à gérer la complexité du monde. Cependant, vouloir substituer la machine à l’homme revient à oublier que la démocratie n’est pas une méthode de calcul, mais un projet moral. Claude Lefort (L’invention démocratique, 1981) rappelait que la démocratie repose sur un vide symbolique : nul ne détient le pouvoir en propre, il se négocie en permanence. Or, l’algorithme, en prétendant incarner la vérité, referme cet espace du vide et du débat.

Ainsi, entre l’idéalisme athénien et le pragmatisme algorithmique, la voie à inventer est celle d’une démocratie éclairée par la technologie, mais guidée par des valeurs humaines : liberté, pluralité, responsabilité. La question n’est pas de savoir si l’IA remplacera la démocratie, mais comment elle peut l’aider à se réinventer sans la trahir.

Bibliographie sélective :

  • Arendt, H. La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1958.
  • Bostrom, N. Superintelligence: Paths, Dangers, Strategies, Oxford University Press, 2014.
  • Floridi, L. The Ethics of Information, Oxford University Press, 2013.
  • Harari, Y. N. Homo Deus, Albin Michel, 2017.
  • Lefort, C. L’invention démocratique, Fayard, 1981.
  • Manin, B. Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1995.
  • Morozov, E. To Save Everything, Click Here, PublicAffairs, 2013.
  • O’Neil, C. Weapons of Math Destruction, Crown, 2016.
  • Rancière, J. La Mésentente, Galilée, 1995.
  • Rosanvallon, P. La légitimité démocratique, Seuil, 2008.
  • Rouvroy, A. & Berns, T. Le gouvernement algorithmique et la politique des affects, Presses Universitaires de Namur, 2013.
  • Wiener, N. Cybernetics: Or Control and Communication in the Animal and the Machine, MIT Press, 1948.
  • Zuboff, S. The Age of Surveillance Capitalism, Profile Books, 2019.

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La jeunesse tunisienne entre tentations religieuses et horizons rationnels

La jeunesse tunisienne traverse une période charnière. Elle évolue dans un monde saturé de crises et d’incertitudes : guerres et génocides relayés en boucle par les médias, marasme économique généralisé, rumeurs persistantes d’un conflit planétaire, déficience énergétique mondiale, mais surtout, pour eux, une plaie ouverte qui saigne chaque jour : le chômage massif. Dans ce contexte, un dilemme majeur se pose : faut-il laisser cette jeunesse s’évanouir dans les bras de marchands d’illusions – religieux ou populistes – ou bien imaginer et proposer d’autres idéaux, fondés sur une dialectique rationnelle, qui puissent l’aider à se projeter dans l’avenir ?

Zouhaïr Ben Amor *

Le récent épisode du lycée d’Hammamet, où des lycéens ont obstinément tenu à effectuer la prière collective dans l’enceinte scolaire, doit être lu comme une alerte. Plus qu’un simple incident, il signale la montée d’une tension qui, si elle n’est pas comprise et accompagnée, pourrait dégénérer en une crise générationnelle profonde.

Nous nous proposons d’analyser ce phénomène en profondeur, en le replaçant dans son contexte tunisien et mondial, et en explorant les pistes possibles pour offrir à la jeunesse des horizons d’espérance, de rationalité et d’engagement.

I. La jeunesse tunisienne dans un monde en crise

1.1. L’impact du contexte mondial

La jeunesse tunisienne est une caisse de résonance des événements planétaires. Le génocide en Palestine, les guerres en Ukraine et ailleurs, l’instabilité en Afrique, sont autant de drames qui nourrissent son imaginaire et son sentiment d’injustice. Les jeunes ne vivent plus dans un horizon limité à leur quartier ou leur ville : les réseaux sociaux leur offrent une connexion permanente à la douleur universelle.

Cette surabondance d’images et d’informations, souvent brutes et violentes, façonne une génération hypersensible aux injustices, mais aussi vulnérable aux discours radicaux qui prétendent leur donner un sens.

1.2. Le chômage, plaie ouverte

Le chômage reste le problème le plus tangible et le plus immédiat. Avec des taux dépassant 30 % chez les diplômés, beaucoup de jeunes vivent un quotidien de frustrations. Le diplôme ne garantit plus l’emploi, et l’effort scolaire n’ouvre pas les portes espérées. Dans cette situation, l’horizon se bouche, et l’imaginaire de la migration, légale ou clandestine, devient l’ultime échappatoire.

L’absence de perspectives nourrit une colère sourde, qui peut se transformer en résignation religieuse ou en radicalisation.

1.3. Le déficit d’énergie et la menace climatique

Au chômage s’ajoute une autre angoisse : celle de la crise énergétique et écologique. Coupures d’électricité, rareté de l’eau, pollution des plages et insécurité alimentaire renforcent le sentiment d’un monde qui se délite. La jeunesse vit au présent dans un environnement qu’elle perçoit comme menacé, sans confiance en la capacité des dirigeants à redresser la barre.

II. L’attrait des «marchands religieux» : une explication nécessaire

2.1. Religion et refuge psychologique

Dans des sociétés en crise, la religion joue souvent le rôle de refuge. Elle offre un cadre simple et totalisant, qui donne un sens immédiat à l’existence. Pour des jeunes désorientés, prier ensemble dans un lycée n’est pas seulement un acte de foi : c’est un geste identitaire, une affirmation d’appartenance, un exutoire collectif face à l’incertitude.

L’incident d’Hammamet illustre cette quête : les élèves ne revendiquent pas seulement le droit à la prière, ils expriment le besoin d’un repère stable dans un monde instable.

2.2. La faiblesse du discours laïque et rationnel

Face à cela, le discours rationnel et laïque peine à séduire. Trop abstrait, trop éloigné des réalités quotidiennes, il n’offre pas l’émotion immédiate que procure le religieux. Dans un pays où l’État peine à incarner la justice sociale, où l’école ne garantit plus la mobilité, et où la politique inspire méfiance, les voix rationalistes sont perçues comme froides ou impuissantes.

C’est dans cette brèche que s’engouffrent les marchands religieux, proposant des certitudes là où la République hésite.

2.3. Le risque d’une crise générationnelle

Si cette tendance s’amplifie, la société tunisienne pourrait basculer vers une fracture durable : une génération convaincue que la religion doit occuper l’espace public, et une autre – plus âgée, héritière du modernisme bourguibien – attachée à la séparation entre le religieux et l’institutionnel. Ce clivage pourrait cristalliser un conflit culturel et politique explosif.

III. Imaginer de nouveaux idéaux pour la jeunesse

3.1. La quête d’un projet collectif

Ce dont la jeunesse a besoin, ce n’est pas seulement d’emplois, mais aussi d’un récit collectif qui donne sens à son existence. Dans les années 1960 et 1970, l’idéologie du développement national, l’ascenseur scolaire et l’État-nation fournissaient un horizon. Aujourd’hui, cet horizon s’est effondré.

Recréer un projet collectif – écologique, technologique, culturel – devient vital pour empêcher que la jeunesse ne se réfugie uniquement dans le religieux.

3.2. La science et la rationalité comme nouvelles croyances

Il ne s’agit pas d’opposer frontalement la religion à la science, mais d’offrir aux jeunes une dialectique rationnelle capable de répondre à leurs angoisses. Par exemple, les idéaux liés à la transition écologique, aux nouvelles technologies, à l’intelligence artificielle, ou encore à la justice sociale, peuvent fournir des horizons d’engagement.

La jeunesse tunisienne pourrait trouver dans la recherche scientifique, l’innovation entrepreneuriale ou la protection de l’environnement des idéaux aussi puissants que les discours religieux, à condition que ces projets soient portés avec conviction et soutenus par l’État.

3.3. La culture comme arme contre le désespoir

La culture, l’art, le sport peuvent également jouer un rôle essentiel. Chaque fois qu’un jeune peint, écrit, compose ou joue au basket, il crée du sens, il affirme son existence. Mais ces espaces sont encore trop marginalisés dans les politiques publiques. Investir massivement dans les maisons de jeunes, les bibliothèques, les clubs culturels, c’est donner à la jeunesse un autre lieu d’appartenance que la mosquée ou la rue.

IV. L’école au cœur de la bataille

4.1. L’école comme miroir de la société

Ce qui s’est passé au lycée d’Hammamet n’est pas un simple accident. L’école est le lieu où se concentrent toutes les tensions sociales : chômage des diplômés, perte de confiance dans le système, crise de l’autorité, montée des identités religieuses.

Si l’école cède, c’est toute la République qui cède.

4.2. Réhabiliter l’autorité pédagogique

L’école doit réaffirmer son rôle : transmettre un savoir critique, former des citoyens, ouvrir à l’universel. Cela ne signifie pas nier la dimension spirituelle des jeunes, mais refuser que l’espace scolaire devienne un lieu de pratiques religieuses collectives. La laïcité doit y être ferme mais juste : laisser chacun libre de croire, mais protéger l’école comme espace commun.

4.3. Repenser les contenus et les méthodes

Il est urgent de repenser les contenus pédagogiques pour les rendre plus connectés aux préoccupations actuelles : écologie, citoyenneté numérique, philosophie de la science. Les jeunes ne doivent pas se contenter de réciter des leçons : ils doivent apprendre à questionner, à débattre, à douter. C’est ainsi qu’ils construiront une dialectique rationnelle solide.

V. De la crise au projet : quelles pistes pour l’avenir ?

5.1. Politiques publiques et gouvernance

Les décideurs doivent comprendre que la jeunesse ne peut être abandonnée à elle-même. Le chômage, l’exclusion et la marginalisation sociale créent un vide que les idéologies extrémistes remplissent immédiatement. Des politiques actives d’emploi, de formation et de soutien à l’innovation sont nécessaires.

Mais au-delà de l’économie, c’est un nouveau pacte social qu’il faut inventer.

5.2. Vers un idéal écologique et social

La lutte contre le changement climatique, la valorisation des énergies renouvelables, la protection du littoral et de l’eau peuvent constituer des idéaux mobilisateurs. De même, un engagement pour plus de justice sociale, de solidarité avec les plus fragiles, peut donner à la jeunesse tunisienne un rôle historique.

5.3. Construire un récit national renouvelé

La Tunisie a besoin de renouer avec un récit mobilisateur. Ce récit doit s’appuyer sur l’héritage bourguibien, mais l’actualiser aux enjeux d’aujourd’hui. La jeunesse a besoin de croire que son pays peut redevenir un laboratoire démocratique, culturel et social pour tout le monde arabe.

Pour conclure

La jeunesse tunisienne est à la croisée des chemins. Confrontée à un monde en crise et à un pays qui peine à lui offrir des perspectives, elle oscille entre le refuge religieux et la recherche d’idéaux rationnels. L’incident du lycée d’Hammamet doit être lu comme un signal d’alarme : si rien n’est fait, la fracture risque de s’approfondir jusqu’à devenir une crise générationnelle.

Mais l’histoire reste ouverte. À condition de repenser l’école, de soutenir la culture, de créer des emplois et surtout de proposer un récit collectif mobilisateur, la Tunisie peut transformer cette angoisse en force. La jeunesse n’attend pas des sermons ni des interdits : elle attend un projet. C’est là le défi majeur de notre époque.

* Universitaire

Bibliographie :

  • Abderrahman, M. (2020). Jeunesse et religion en Tunisie contemporaine. Tunis : Cérès Éditions.
  • Bourdieu, P. (1978). La reproduction. Paris : Éditions de Minuit.
  • Camau, M. & Geisser, V. (2003). Le syndrome autoritaire en Tunisie. Paris : Presses de Sciences Po.
  • Chouikha, L. & Gobe, E. (2015). Jeunesse tunisienne et engagement postrévolutionnaire. Tunis : IRMC.
  • Hobsbawm, E. (1996). L’âge des extrêmes. Paris : Complexe.
  • Lamchichi, A. (2011). Islam et politique au Maghreb. Paris : L’Harmattan.
  • Mahfoudh, S. (2021). École, laïcité et religion en Tunisie : défis contemporains. Tunis : Sud Éditions.
  • Norris, P. & Inglehart, R. (2011). Sacred and Secular: Religion and Politics Worldwide. Cambridge University Press.
  • Said, E. (1979). Orientalism. New York : Vintage.
  • Tozy, M. (1999). Monarchie et islam politique au Maroc. Paris : Presses de Sciences Po.

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La nouvelle lutte des classes entre élites et populistes

Dans notre monde actuel, la lutte des classes ne disparaît pas, elle se transforme. Si Marx voyait l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, notre époque connaît une fracture nouvelle : entre une élite académique qui produit des questionnements complexes et un peuple qui, dans sa quête de réponses immédiates, bascule vers le populisme.

Zouhaïr Ben Amor *

Lorsque Karl Marx et Friedrich Engels publiaient en 1848 le ‘‘Manifeste du Parti communiste’’, ils posaient une thèse devenue centrale pour comprendre l’histoire : «L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes». Cette affirmation, fondée sur le conflit entre bourgeoisie et prolétariat, a profondément marqué la pensée politique et sociale du XIXe et du XXe siècle. Mais au XXIe siècle, alors que les grandes révolutions industrielles et ouvrières se sont estompées dans les sociétés occidentales, un autre clivage émerge, plus subtil, mais non moins décisif.

Il s’agit d’une nouvelle «lutte des classes» : non plus seulement économique, mais cognitive et culturelle. D’un côté, une élite académique, constituée de chercheurs, d’intellectuels, d’experts et de technocrates, élabore des questionnements complexes, nourris de références théoriques, de concepts abstraits et de raisonnements systématiques. De l’autre, une base populaire qui, se sentant exclue de ces débats, répond par des solutions simples, accessibles, souvent populistes, et qui trouvent un écho immédiat dans la vie quotidienne.

Cette fracture n’est pas anodine. Elle nourrit des tensions politiques majeures, alimente la méfiance envers les élites et favorise l’émergence de partis qui s’affichent comme les porte-voix du «peuple réel» face à des institutions jugées éloignées des préoccupations concrètes.

Nous nous proposons d’explorer cette mutation contemporaine de la lutte des classes, en mobilisant des arguments théoriques et empiriques issus de la philosophie, de la sociologie et des sciences politiques.

I. Héritage théorique de la lutte des classes

La notion de lutte des classes, telle que formulée par Marx, repose sur un rapport de domination économique. La bourgeoisie, détentrice des moyens de production, impose sa logique au prolétariat, qui ne possède que sa force de travail. Cette opposition structurelle devait, selon Marx, déboucher sur une révolution et l’instauration d’une société sans classes (Marx & Engels, 1848).

Au XXe siècle, la théorie s’est enrichie et transformée. Antonio Gramsci, dans ses ‘‘Cahiers de prison’’ (1971), a insisté sur l’importance de l’idéologie et de l’hégémonie culturelle. Selon lui, la domination de la bourgeoisie ne s’exerçait pas seulement par l’économie, mais aussi par la capacité à imposer une vision du monde, des valeurs et des normes sociales. La lutte des classes devenait alors aussi une lutte pour le sens.

Aujourd’hui, certains penseurs considèrent que le terrain de la lutte s’est déplacé. Si les inégalités économiques persistent, elles se doublent désormais d’inégalités cognitives et culturelles. Les fractures sociales se lisent dans l’accès à l’éducation, à l’information, aux ressources symboliques.

Pierre Bourdieu, dans ‘‘La distinction’’ (1984), avait déjà montré que la culture est un marqueur de classe, et que les élites se distinguent par un goût cultivé qui exclut les classes populaires.

Ce déplacement amène à reformuler la lutte des classes : elle oppose désormais non seulement des intérêts matériels, mais aussi des régimes de savoir.

II. La classe académique et ses questionnements

La «classe académique» peut être définie comme l’ensemble des acteurs qui produisent, diffusent et contrôlent le savoir : professeurs, chercheurs, intellectuels, experts techniques, hauts fonctionnaires. Leur rôle, dans une société moderne, est essentiel : ils formulent des problématiques complexes, construisent des modèles explicatifs, orientent les politiques publiques par leurs diagnostics.

Cependant, leur rapport au savoir est marqué par une forte abstraction. Habermas, dans ‘‘Théorie de l’agir communicationnel’’ (1981), souligne l’importance du langage rationnel et argumentatif pour structurer le débat démocratique. Mais ce langage, trop technique, trop codifié, échappe souvent au grand public. Les élites académiques s’expriment dans des revues spécialisées, des conférences internationales, des comités restreints, produisant une distance avec la population.

Cette distance s’accroît à mesure que les enjeux deviennent globaux et complexes : dérèglement climatique, intelligence artificielle, gouvernance économique mondiale, bioéthique. Ces thèmes exigent une compréhension interdisciplinaire, mais laissent une partie du public dans l’impression d’un discours hors-sol.

Le fossé se traduit aussi par un langage distinctif. Comme l’explique Bourdieu, le capital culturel des élites se manifeste dans l’usage d’un vocabulaire spécifique, difficilement accessible aux classes populaires. Or, cette barrière symbolique alimente un sentiment d’exclusion et d’incompréhension.

III. La réponse populiste et la superficialité assumée

Face à ces questionnements complexes, le populisme apparaît comme une stratégie discursive et politique qui simplifie radicalement la réalité. Ernesto Laclau, dans ‘‘La raison populiste’’ (2005), définit le populisme comme une logique qui oppose le «peuple» au «pouvoir», en construisant une identité collective contre une élite accusée de confiscation.

Le populisme ne se cache pas d’être superficiel. Au contraire, il revendique un langage clair, accessible, direct. Les slogans remplacent les argumentaires, les solutions immédiates supplantent les analyses structurelles. Cette superficialité est en réalité un instrument d’efficacité politique : elle donne le sentiment de redonner la parole au peuple.

Ainsi, sur des sujets aussi complexes que l’immigration, la mondialisation ou la transition écologique, le populisme offre des réponses terre à terre : fermer les frontières, protéger l’économie nationale, rejeter les accords internationaux. Là où les élites déploient des centaines de pages de rapports, le populisme condense en une phrase : «On va reprendre le contrôle» (Brexit).

Cette dynamique n’est pas nouvelle. Déjà dans l’histoire, des figures comme Juan Perón en Argentine ou plus récemment Hugo Chávez au Venezuela ont incarné cette logique. Mais l’ère numérique et les réseaux sociaux amplifient considérablement cette tendance, donnant au populisme une caisse de résonance mondiale (Mudde & Kaltwasser, 2017).

IV. L’émergence de partis politiques populistes

La fracture entre élites académiques et masses populaires a trouvé une traduction institutionnelle : l’essor de partis populistes.

En Europe, le Mouvement 5 Étoiles en Italie s’est construit sur la dénonciation des élites politiques et technocratiques, en prônant la démocratie directe. En France, le Rassemblement National mobilise un discours qui simplifie les enjeux migratoires et sécuritaires en réponses immédiates et radicales.

En Amérique latine, le populisme a pris des formes variées : le péronisme en Argentine, le chavisme au Venezuela, ou encore le bolsonarisme au Brésil ont mis en avant un discours de rupture avec les élites et d’identification au peuple.

Ces tendances s’installent dans le paysage, car elles incarnent une alternative crédible pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans le langage académique des élites. Elles tirent leur force de leur capacité à traduire les aspirations populaires en propositions simples, même si celles-ci sont souvent irréalistes ou réductrices (Taggart, 2000 ; Rosanvallon, 2020).

V. Entre élites et masses : une fracture politique et cognitive

Cette fracture est d’abord une fracture de langage. Les élites s’expriment dans un code scientifique, normatif, institutionnel. Les masses populaires préfèrent le langage émotionnel, narratif, imagé. Cette asymétrie rend le dialogue difficile.

C’est aussi une fracture médiatique. Les élites s’appuient sur des publications spécialisées, des institutions internationales. Le peuple utilise Facebook, TikTok, WhatsApp, où circulent rumeurs, slogans et récits simplifiés.

Enfin, c’est une fracture politique. L’incapacité des élites à vulgariser leurs analyses conduit à un rejet croissant des experts, accusés de technocratie. La pandémie de Covid-19 a illustré cette défiance : entre discours scientifiques évolutifs et scepticisme populaire, le fossé s’est creusé.

Comme le note Pierre Rosanvallon (‘‘Le siècle du populisme’’, 2020), nous vivons un moment où la démocratie représentative est contestée non seulement pour ses résultats, mais pour sa manière même de produire du sens politique.

VI. Vers une réconciliation possible ?

Face à cette fracture, la question est de savoir s’il est possible de réconcilier élites et masses.

La première piste est la médiation. Des intellectuels publics, des vulgarisateurs, des journalistes pédagogues peuvent jouer le rôle d’intermédiaires, traduisant les analyses académiques en termes compréhensibles. L’histoire a montré l’importance de ces figures, de Jean Jaurès à Edgar Morin, capables de penser la complexité tout en restant accessibles.

La deuxième piste est l’éducation démocratique. John Dewey, dans ‘‘Democracy and Education’’ (1916), insistait sur l’importance de former des citoyens capables de comprendre les enjeux de leur temps. Cela suppose une école qui ne se limite pas à transmettre des savoirs, mais qui développe la pensée critique et l’autonomie intellectuelle.

Enfin, la troisième piste est l’écoute. Les élites doivent aussi reconnaître que les aspirations populaires, même exprimées de manière simpliste, traduisent des angoisses réelles. Amartya Sen (‘‘Development as Freedom’’, 1999) rappelle que le développement n’est pas seulement économique, mais aussi la capacité des individus à participer aux choix qui les concernent.

La réconciliation passe donc par un double mouvement : vulgarisation des élites et responsabilisation des masses.

La lutte des classes ne disparaît pas, elle se transforme. Si Marx voyait l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, notre époque connaît une fracture nouvelle : entre une élite académique qui produit des questionnements complexes et un peuple qui, dans sa quête de réponses immédiates, bascule vers le populisme.

Cette tension est source de dangers, car elle alimente la méfiance, polarise la société et fragilise la démocratie. Mais elle est aussi une opportunité : celle de repenser la médiation entre savoir et vécu, entre théorie et expérience, entre élites et masses.

À l’heure où la démocratie traverse une crise mondiale, la question n’est pas de savoir si cette lutte des classes peut être résolue, mais comment elle peut être transformée en dialogue. Car c’est seulement en réconciliant savoir et vécu, réflexion et expérience, que nous pourrons construire une société capable de répondre aux défis du XXIe siècle.

Références bibliographiques principales :

Taggart, P. (2000). Populism. Buckingham : Open University Press.

Bourdieu, P. (1984). La distinction. Paris : Minuit.

Dewey, J. (1916). Democracy and Education. New York : Macmillan.

Gramsci, A. (1971). Cahiers de prison. Paris : Gallimard.

Habermas, J. (1981). Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard.

Laclau, E. (2005). La raison populiste. Paris : Seuil.

Marx, K. & Engels, F. (1848). Manifeste du Parti communiste. Londres.

Mudde, C. & Kaltwasser, C. (2017). Populism: A Very Short Introduction. Oxford University Press.

Norris, P. & Inglehart, R. (2019). Cultural Backlash. Cambridge University Press.

Rosanvallon, P. (2020). Le siècle du populisme. Paris : Seuil.

Sen, A. (1999). Development as Freedom. Oxford University Press.

Sloterdijk, P. (2010). Colère et temps. Paris : Fayard.

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