Par Mohamed Ben Soltane
J’ai connu Wadi Mhiri lorsque je travaillais comme directeur artistique du Bchira Art Center à Sabelet Ben Ammar. Il faisait partie du groupe qui avait imaginé ce projet aux côtés de Bchira Triki, sa fondatrice. Wadi s’occupait de la mise en espace des expositions et participait activement aux réunions de programmation. Il y présentait aussi son propre travail artistique, presque toujours réalisé en collaboration avec Houda Ghorbel.
Wadi portait plusieurs casquettes, témoignant de la richesse de son identité. Il était à la fois artiste, rassembleur, connecteur de cultures, organisateur talentueux et transmetteur de savoirs.
Véritable ingénieux touche-à-tout, il savait trouver des solutions techniques à des problèmes impossibles. Ressource rare, il est devenu — avec Memia Taktak — le scénographe attitré des expositions les plus marquantes de la scène tunisienne. Ce rôle, qu’il exerçait avec brio grâce à son leadership et sa débrouillardise, cachait d’autres facettes de Wadi : Wadi le poète, Wadi l’artiste.Son travail artistique a commencé à retenir mon attention en 2012, avec Parti Facebook / Parti Facelike, créé avec sa complice Mouna Jemal Siala lors de Dream City. Ils y détournaient les affiches électorales proliférant lors des premières élections libres du pays, reflétant les multiples visages de la Tunisie post-Ben Ali. A la fois drôle et prémonitoire du chaos politique à venir, cette œuvre déployée à l’échelle d’une ville reste inimitable.
Parmi ses réalisations emblématiques figure «Contenants pour un continent», conçue avec Houda Ghorbel lors du Festival Ségou’Art au Mali en 2016 : une installation flottante formée de 400 calebasses dessinant la carte de l’Afrique, assemblées et laissées dériver sur le fleuve Niger. Wadi avait un amour fou pour le continent africain. Il était bâtisseur de ponts, amoureux du voyage et des relations humaines profondes. Il avait retrouvé une partie de son âme au Mali.
Plus tard, j’ai découvert en images «Au nom de la terre et de la mer», créée en Allemagne avec Houda Ghorbel : une œuvre brodée aux inscriptions illuminées par une lumière noire. Elle réunit deux éléments cardinaux dans l’univers de Wadi: le textile et la poésie. Cette installation, présentée conjointement dans une église et une mosquée à Hildesheim, portait en elle une histoire puissante que lui seul savait conter.
Ces travaux sont restés trop peu visibles en Tunisie, où la production artistique est foisonnante.
J’ai rassemblé pour la première fois toutes les pièces du puzzle lors de l’accompagnement artistique que j’ai eu la chance de faire avec Ji-Yoon Han dans le cadre du projet Elyssa.
La première séance de deux heures avec Wadi fut d’une profondeur et d’une sincérité bouleversantes. J’ai compris d’où il venait et où il voulait aller. Son attachement à sa famille, et en particulier à son père, était viscéral. À travers son projet, il voulait honorer la mémoire de ce dernier et rendre hommage à l’usine familiale de textile, vécue comme un trésor, un terrain de jeu et d’expérimentation.
Le défilé de mode qu’il préparait n’était pas qu’un projet artistique : c’était un rendez-vous. Un rendez-vous avec son père, avec son histoire familiale, avec les travailleurs de l’usine. Wadi avait enfin trouvé une manière unique de concilier tout ce qu’il aimait : la famille, le voyage, la poésie et la mode. J’espère de tout cœur que ce projet verra le jour comm l’a imaginé Wadi. Jusqu’à son dernier souffle, il travaillait avec passion et détermination pour faire aboutir son projet.
Je suis certain que toutes les personnes impliquées avec l’artiste partagent ce désir de faire aboutir ce projet.
Durant Elyssa, j’ai découvert son âme d’artiste et ses qualités humaines exceptionnelles : un être lumineux, qui faisait rayonner l’amour et la joie de vivre.
La disparition soudaine de Wadi laisse un vide immense. Qu’elle nous rappelle à tous l’urgence de vivre dans la joie, d’avoir le courage de réaliser nos rêves, la force de mener nos projets malgré les obstacles, l’humilité de mettre l’ego de côté et le désir sincère de servir le bien commun. Toutes ces valeurs, Wadi les incarnait. Elles manquent tellement à notre Tunisie.
Que la paix soit avec toi, où que tu sois. Que la terre te soit légère et que ta lumière continue de briller dans nos cœurs et nos mémoires.
Mes sincères condoléances à tous les membres de sa famille et à ses ami·e-s, qui se comptent par milliers sur plusieurs continents.
M.B.S.
Artiste visuel et commissaire d’exposition