Mémoires du Déraciné de Sarah Daly : quand un arbre raconte l’exil moderne
Dans son deuxième roman Mémoires du Déraciné, l’écrivaine tunisienne installée à Paris, Sarah Daly, orchestre une méditation poétique et politique sur notre condition, à travers le regard unique d’un arbre arraché à sa terre. Une œuvre qui nous interpelle à plus d’un titre, entre fable symbolique et manifeste humaniste.
Et si le dernier grand témoin de notre époque n’était pas un humain, mais un arbre ? C’est le pari audacieux de Sarah Daly dans Mémoires du Déraciné, paru ce mois-ci aux éditions Koul Al Arab. Sarah Daly signe un roman fragmentaire qui se lit comme une longue élégie pour un monde blessé, porté par une voix narrative pour le moins inattendue : celle d’un arbre-poète, déraciné et transformé en objet, qui se souvient.
Le livre s’ouvre sur la mémoire sensible de ce chêne ou de ce hêtre, l’essence importe peu, seule compte son universalité. Il se remémore sa vie paisible, bercée par le chant des cigognes, le bruissement des tournesols, la présence des chevaux. Jusqu’à l’irruption de la modernité, symbolisée par le goudron, les voitures et les hommes pressés qui détruisent son écosystème. Arraché, il devient le témoin impuissant et lucide de la violence du monde contemporain.
En lui offrant une voix, Sarah Daly donne une conscience à la nature elle-même, faisant de son récit une puissante fable écologiste et une réflexion profonde sur l’exil, celui de la terre, mais aussi celui de l’âme. Le récit, kaléidoscopique, traverse des paysages à la fois réels et intérieurs : une épave sur une plage qui raconte un naufrage oublié, une mer à la beauté cruelle, un désert comparé à une mer dorée.
Le miroir de vérité : métaphore centrale du roman de Sarah Daly
Au cœur de cette odyssée symbolique surgit l’une des métaphores les plus fortes du livre : la création d’un miroir. Son cadre est fait du bois de l’arbre narrateur, et il possède ce pouvoir terrifiant de refléter la vérité nue, les douleurs enfouies, les regrets, les désirs inavoués. La construction de cet objet devient une parabole saisissante sur les tensions sociales et le refus collectif de regarder la réalité en face.
Chaque élément du miroir se révolte, voulant exister par lui-même, explique métaphoriquement l’auteure, pointant du doigt l’impossibilité de construire une unité sans le renoncement à l’ego individuel. Ce miroir devient le confident d’un homme brisé, qui lui confie le récit d’un amour perdu et d’une blessure de guerre. Cette séquence, d’une intimité poignante, constitue l’un des passages les plus bouleversants du roman. Elle affirme que la perte de l’amour représente la forme ultime d’exil, dont on ne revient jamais tout à fait.
Une critique acérée de la société moderne
Sarah Daly ne s’arrête pas à cette dimension contemplative. D’une plume tantôt lyrique, tantôt acérée, elle dissèque sans concession les mécanismes du pouvoir humain. Elle présente la paix non comme un idéal, mais comme une simple trêve stratégique entre deux guerres, une pause dans une existence structurée par la domination et la peur. L’écrivaine s’attaque également avec une ironie mordante à la notion de sacré, ridiculisant l’absurdité d’imposer à tous ce que certains considèrent comme intouchable.
Son postulat demeure clair : la seule chose qui devrait être véritablement sacrée reste la nature, la vie et la liberté. Le livre porte un message profond et urgent : l’homme moderne, déraciné de son environnement et de ses émotions vraies, court à sa perte. Face à ce constat alarmant, seuls l’amour, la mémoire et le courage de regarder la vérité en face peuvent servir de remparts contre le néant.
Mémoires du Déraciné transcende le genre romanesque traditionnel. Cette œuvre constitue un cri silencieux contre l’oubli, une quête de réconciliation entre l’humain et le vivant. Une ode à la sensibilité qui, pour qui accepte de s’y plonger, agit comme une véritable expérience de contemplation et de lucidité. Sarah Daly signe ainsi un roman majeur qui interroge notre rapport au monde naturel et questionne les fondements de notre modernité dévastatrice.
Cet article figure dans le numéro 927 de l’Économiste Maghrébin, paru du 10 au 24 septembre 2025 et disponible actuellement en kiosque.
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