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De Gaza à Kiev | La fraternité assassinée 

Ouvrir un pont, un corridor humanitaire : c’est l’objectif de la flottille qui doit quitter Tunis pour Gaza, ce mercredi 10 septembre 2025, affrontant la mer et les interdits afin d’acheminer vivres et médicaments à une population palestinienne affamée. La famine a déjà atteint le niveau 5, le plus élevé selon l’Onu, c’est-à-dire la mort lente et massive. Face à ce désastre, les peuples s’organisent quand les États se taisent. Mais derrière l’urgence humanitaire, une autre urgence se dessine : celle de revisiter ce que signifie encore aujourd’hui le mot «frère».  

Manel Albouchi *

Depuis octobre 2023, Gaza vit sous les bombes. Plus de 41 000 morts, une majorité de femmes et d’enfants. Des hôpitaux détruits, des écoles rasées, des familles entières effacées. Derrière chaque chiffre, il y a un nom, un visage, une histoire. Et pourtant, le silence est encore exigé, comme si taire les victimes suffisait à honorer leur mémoire. 

Cette tragédie réveille un mythe fondateur : celui de Caïn et Abel. Gérard Haddad – psychanalyste juif français originaire de Tunisie, élève de Jacques Lacan – incarne lui-même la fracture originelle de l’exil. Forgeron du verbe, il a transformé sa douleur en pensée, sa famille en élaboration symbolique. Sa lecture du meurtre du frère éclaire avec force la haine et la rivalité. Mais elle ne peut contenir seule la complexité du réel, au risque d’occulter l’histoire, les structures sociales et les choix politiques qui orchestrent la violence. Elle demeure néanmoins une clé précieuse pour comprendre ce qui se joue dans l’intime des peuples comme dans le cœur des individus. 

Caïn en chacun de nous  

Car en chacun de nous, Caïn sommeille. Ce ressentiment primitif, cet instant où la présence de l’autre fait ombre à notre lumière. L’enfant qui voit naître son frère sent déjà le partage comme une blessure. Il découvre que partager, c’est perdre quelque chose de soi. Parfois, cette douleur se transforme en apprentissage du lien. Mais d’autres fois, elle s’enkyste, et la haine devient la seule réponse, le seul langage possible. 

Ainsi, le meurtre ne commence pas sur les champs de bataille. Il s’enracine dans l’intime. Dans les jalousies étouffées, dans les blessures de l’enfance, dans les exclusions du quotidien. 

La différence, loin d’être célébrée, est souvent objet de soupçon, parfois même de rejet. Celui qui voit autrement, qui pense hors des cadres établis, qui ose respirer un autre air, se retrouve mis à distance. Ce schéma, que l’on retrouve dans l’intimité des groupes comme dans le théâtre des nations, n’est jamais qu’une répétition tragique : l’incapacité d’accueillir l’Autre dans sa singularité. 

Fraternité trahie : du foyer à la nation 

Dans le récit biblique, l’offrande d’Abel est acceptée, celle de Caïn rejetée. Faute de mots pour dire sa blessure, Caïn choisit le silence du meurtre. Voilà la fraternité dévoyée : au lieu d’accueillir l’autre, on l’efface, on le réduit au silence. 

Les peuples rejouent parfois ce scénario. À Gaza, le frère devient cible, l’ennemi à anéantir. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, même si le langage politique et militaire transforme les vies en simples données statistiques. 

Depuis la nuit des temps, les communautés rejouent ce même drame. Les peuples frères deviennent ennemis. L’un accuse l’autre de ne pas avoir droit à l’existence. À Gaza, cela se traduit en chiffres effroyables : des dizaines de milliers de vies effacées, des enfants enterrés sous les gravats, des hôpitaux transformés en cibles. Ici, le frère est déshumanisé. Ici, Caïn avance masqué derrière les procédures militaires et l’indifférence internationale. 

Hannah Arendt l’a montré : le mal surgit souvent de la banalité – pas des monstres, mais des hommes ordinaires, appliquant des procédures, cochant des cases. Gaza illustre tragiquement cette banalité du mal, et rappelle que la haine dépasse largement le cadre fraternel. 

L’humanité blessée 

René Girard a éclairé un autre ressort : la violence humaine naît du désir mimétique, où nous voulons ce que l’autre possède. Ce désir imité engendre rivalité et conflit. Pour canaliser cette violence, la société désigne un bouc émissaire : l’Autre à annihiler. À Gaza, ce mécanisme est à l’œuvre : l’Autre est transformé en cible, justifiant la destruction. 

Mais la politique véritable repose sur la pluralité : la possibilité pour des hommes différents d’exister ensemble. 

Or, quand on efface un peuple, quand on réduit au silence une voix, on assassine cette pluralité. 

Lacan l’avait formulé : ce qui n’est pas symbolisé revient dans le réel, souvent sous forme de violence brute. Là où la parole est censurée, là où la reconnaissance manque, surgit la destruction à répétition. De Gaza aux peuples opprimés, des familles endeuillées aux prisonniers politiques, l’impossibilité de dire laisse place au fracas des armes. 

Nier l’Autre, vouloir l’exterminer, ce n’est pas seulement une guerre déclarée : c’est une trahison de la condition humaine dans son essence. 

Les 50 nuances de Caïn 

Le meurtre n’a pas toujours la brutalité du sang. Il prend plusieurs formes, comme des nuances de gris : le harcèlement qui humilie et isole; l’exclusion et le rejet social; l’indifférence et le refus de voir la souffrance de l’autre; la diffamation et les rumeurs; la manipulation et la marginalisation; la culpabilisation… jusqu’à la guerre et au massacre, quand la haine individuelle devient politique et systémique. Et enfin, le génocide : ultime manifestation de l’incapacité à accueillir la différence. 

Toutes ces armes sont celles de Caïn. Leur point commun ? Réduire l’autre au néant, abîmer la fraternité et l’humanité, chacune à son degré. 

Entre Gaza et Kiev : les frères ennemis 

Le conflit israélo-palestinien n’est pas isolé. L’histoire se rejoue ailleurs : en Ukraine et en Russie, deux peuples frères se déchirent, piégés dans une rivalité qui rappelle l’ombre de Caïn. La guerre des tranchées modernes n’est pas seulement militaire : elle est aussi psychologique, identitaire, mémorielle. 

Fedor Dostoïevski écrivait : «Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres.» Cette phrase résonne comme un antidote à l’indifférence. Car la guerre, qu’elle soit en Europe ou au Proche-Orient, n’est jamais étrangère : elle révèle toujours l’humanité blessée. 

Le seul vrai choix : aimer 

On croit souvent choisir librement, décider selon sa propre volonté. Mais si l’on écoute attentivement le murmure de l’histoire et celui de l’inconscient, on découvre que bien des gestes sont déjà écrits dans les trames invisibles du trauma, du désir refoulé, de la répétition inconsciente. Alors, où se loge le véritable choix ? 

Là où le texte ancien nous invite : «J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie.» 

Dans cette perspective, le seul vrai libre arbitre n’est pas dans l’illusion de maîtriser nos pulsions ou nos peurs, mais dans la décision ultime d’aimer. L’amour est le choix qui échappe au cycle répétitif du meurtre, à la fatalité de la haine. Tout le reste – nos violences, nos exclusions, nos rigidités – appartient au royaume de l’inconscient, qui nous gouverne sans que nous le sachions. 

Ainsi, Chema Israël – Écoute Israël – ne serait pas seulement une injonction religieuse, mais un rappel symbolique : la fraternité blessée peut se transformer si l’on entend la seule voix qui libère. Celle de l’amour, de la reliance, qui seule peut rompre le cycle fratricide et ouvrir à la possibilité fragile, mais réelle, d’une humanité réconciliée. 

Psychanalyse, religion et politique 

La psychanalyse enseigne que toute parole vivante risque de se figer en rituel, tout élan de devenir institution. C’est aussi le cas de la psychanalyse elle-même, d’où l’appel constant de Gérard Haddad à une réforme. 

Il est certain que la psychanalyse nous aide à éclairer les dynamiques inconscientes. Mais une lecture symbolique, aussi précieuse soit-elle, ne saurait contenir la totalité du réel. 

L’école de Palo Alto nous l’a appris : l’illusion la plus dangereuse est de croire que son propre point de vue est la seule réalité possible. Les guerres, les exclusions, les silences meurtriers naissent souvent de cette rigidité. La psychologie systémique rappelle que chaque point de vue n’est qu’une partie d’un réseau plus vaste, où l’interdépendance prime sur l’illusion d’autosuffisance. 

Sortir du cycle de Caïn 

La conscience et la symbolisation de la souffrance sont essentielles pour interrompre ce cycle. Il n’y aura pas d’issue sans reconnaissance. Tant que les morts n’ont pas de noms, tant que les blessures sont niées, la haine réclamera davantage de sang. 

La guérison suppose trois gestes essentiels: 1. accepter la différence sans la détruire; 2. protéger la vie; 3. donner aux morts leur dignité, afin que leur mémoire ouvre un chemin de paix. 

Ce qui meurt à Gaza, ce n’est pas seulement un peuple. C’est l’idée même de fraternité. 

Durkheim nous l’a enseigné : le crime révèle l’échec de la cohésion sociale. La liberté d’expression, la solidarité et la reconnaissance de l’autre sont les seuls véritables moyens de lutter contre ce crime. 

Si nous restons sourds à ce cri, Caïn n’aura pas seulement tué Abel : il aura assassiné l’humanité en chacun de nous. Et nous porterons alors la responsabilité de ce silence. 

La paix n’est pas naïveté mais l’acte le plus exigeant qui soit. Elle n’efface pas la tragédie, mais elle la transfigure. Elle ne nie pas l’histoire, mais elle choisit, malgré tout, d’écrire une autre suite. 

* Psychothérapeute, psychanalyste.

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