Faut-il réévaluer le modèle textile tunisien à l’horizon 2030 ?
Depuis le lancement du secteur du textile, à la faveur de la législation controversée, la loi 1972, les gouvernements qui se sont succédé, à la tête du pays ont eu cette fâcheuse tendance à se focaliser, exclusivement sur les externalités positives de cette activité et des défis qu’elle doit relever pour perdurer. Ils ont occulté, délibérément, la soutenabilité sociale et environnementale du secteur et son coût réel pour l’économie du pays.
Cette tendance est toujours d’actualité jusqu’à ce jour. Deux récents évènements sont édifiants à ce sujet.
Focalisation sur les exportations
Lors d’une journée d’étude organisée, en juillet 2025, par l’Académie parlementaire (parlement), le directeur général du textile et de l’habillement au ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Énergie, Saber Ben Kilani, a axé sa présentation du secteur sur les éléments positifs : le secteur du textile représente 30% des entreprises industrielles, fournit 29% des emplois du secteur industriel (155 mille emplois), contribue à 16% des exportations des industries manufacturières (3 milliards d’euros), ce qui en fait le deuxième secteur exportateur, avec 81% des usines textiles totalement tournées vers l’exportation, dont 27% à capitaux étrangers.
Le relayant à l’occasion de la tenue, le 27 août 2025, à Ksar Helal, de la conférence nationale sur « La réalité et les perspectives du secteur du textile en Tunisie », le ministre de l’Économie et de la Planification, Samir Abdelhafidh, s’est focalisé à son tour sur le rôle que joue le secteur dans le total des exportations et sur les défis qu’il doit relever à l’horizon 2030.
S’agissant des exportations, le ministre a relevé que « les projections du secteur pour 2025, prévoient une augmentation du montant total des exportations du secteur pour atteindre près de 10 Milliards de DT d’ici la fin de l’exercice en cours, ce qui représenterait une croissance d’environ 2% par rapport à l’année précédente ».
Au rayon des défis que le secteur se doit de relever, à l’horizon 2030, le ministre a cité : concurrence des géants de la fast-fashion, prédominance de la sous-traitance, faible taux d’intégration verticale, augmentation du coût du fret maritime, baisse du pouvoir d’achat des consommateurs européens, nouvelles orientations stratégiques du marché européen à l’horizon 2030 (institution de taxes à la frontière, taxe carbone, obligation d’un passeport numérique pour tous les produits destinés à l’exportation…).
Autres défis évoqués par le ministre : manque de main-d’œuvre qualifiée, importation anarchique, hausse des coûts de l’énergie, de l’eau et des matières premières, ainsi que la complexité de certaines procédures administratives de la fast-fashion, la prédominance de la sous-traitance et du faible taux d’intégration verticale…
Une communication non objective
Dans les deux cas, les deux responsables tunisiens ont manqué d’objectivité en présentant des statistiques tronquées, voire incomplètes.
A preuve, quant ils évoquent la performance du secteur en matière d’exportation, leurs propos auraient été crédibles si jamais ils avaient accompagné les chiffres de l’exportation par ceux des importations du secteur (matières, premières, biens d’équipement…).
Cités tous seuls, les chiffres de l’exportation n’ont aucune signification. C’est le reliquat entre export et import qui est plausible et crédible pour l’opinion publique.
L’industrie textile serait très polluante
Les deux responsables, tout comme leurs prédécesseurs, ne parlent jamais de la soutenabilité environnementale du secteur. Le textile étant réputé partout dans le monde pour être une activité industrielle extrêmement polluante.
Le processus de teinture et délavage, nécessite de grandes quantités d’eau et de nombreux produits chimiques (eau de javel, eau oxygénée, métabisulfite de sodium…), ce qui implique de lourds impacts environnementaux.
Pis, les eaux utilisées par cette industrie présentent un désavantage majeur. Selon les règles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elles ne peuvent pas être réexploitées.
Comble de l’incohérence gouvernementale, les deux responsables précités, en évitant de parler de l’impact environnemental de cette industrie, se sont positionnés en net décrochage par rapport au Président de la république.
Ce dernier avait effectué, dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 juillet 2025, une visite inopinée à la plage de Ksibet El Mediouni, relevant du gouvernorat de Monastir, région qui abrite le plus grand nombre d’usines du textile. Le Chef de l’Etat a pu constater de visu la pollution de l’eau de mer par des rejets industriels.
D’après une étude effectuée par le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES) et intitulée «le secteur textile au Sahel : Une politique industrielle non durable », «Cette situation est causée par un manque de contrôle des stations d’assainissement de l’ONAS et les sociétés polluantes ainsi que par l’impunité des industriels”.
Autre externalité négative à signaler : l’industrie textile consomme de grandes quantités d’eau. Selon l’étude du FTDES, il faut 25 litres d’eau pour confectionner un maillot et 55 litres pour un pantalon jean.
Lorsqu’on sait, à titre indicatif que la région de Monastir est considérée comme le premier producteur de jean avec une production estimée à 9 millions de jeans par an, on imagine l’importance des quantités d’eau utilisées.
Ces quantités d’eau sont consommées, en plus, aux dépens des besoins urgents des habitants de la région de Monastir en eau potable. La région étant en plus connue pour être exposée à un grave stress hydrique.
Plus grave, pour subvenir à leurs besoins en eau certains industriels du textile recourent à des forages anarchiques, générant une exploitation excessive de la nappe souterraine dans cette région.
Et pour ne rien oublier, les responsables en charge du textile, (gouvernement, structures d’appui à l’investissement, patronat…), évitent constamment de parler de la soutenabilité sociale de l’industrie textile. Est-il besoin de rappeler que le plus souvent cette industrie est associée à des bas salaires et à des conditions de travail difficiles, avec des environnements humides et chauds.
Morale de l’histoire : par delà ces éclairages visant à donner une information plus exhaustive et plus équilibrée sur la situation du secteur textile en Tunisie, nous pensons qu’au regard de l’ampleur des externalités négatives du secteur, notamment du point de vue qualité, ce secteur semble coûter très cher à la communauté nationale et les recettes de ses exportations sont loin de couvrir les dégâts environnementaux et sociaux.
L’idéal serait de confier à un cabinet international indépendant l’élaboration d’un rapport «Cost benefit» afin d’évaluer la relation entre le coût global de ce secteur et la valeur des avantages (exportations) qu’il génère. Car en apparence ce secteur coûte plus cher qu’il n’apporte à la communauté nationale.
Abou SARRA
Indicateurs clés
- 30 % : part du textile dans les entreprises industrielles.
- 29 % : part du textile dans l’emploi industriel (155 000 emplois).
- 16 % : contribution aux exportations manufacturières (3 Mds €).
- 25 L d’eau pour un maillot / 55 L pour un jean.
- 9 millions de jeans produits par an à Monastir.
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