Fadhel Jaziri : L’artiste aux mille éclats !
Le grand metteur en scène et homme de culture Fadhel Jaziri s’est éteint une heure à peine après la tombée de rideau de sa dernière création « Au violon/ Jranti laaziza » au Festival international de Hammamet. Un départ aussi soudain que théâtral, à l’image d’une vie entièrement vouée à la scène et à l’art. Fadhel Jaziri a inscrit dans la mémoire collective un héritage artistique unique qui portera encore longtemps son influence sur la scène culturelle tunisienne et arabe.
Ce soir-là, le public, encore ému par la puissance de la représentation, ignorait que sa standing ovation résonnait comme un adieu. Pourtant, c’était bien le dernier adieu pour un artiste hors pair qui aura façonné le monde des arts vivants de la Tunisie contemporaine, mais qui a aussi toujours été à l’avant-garde dans le théâtre et le cinéma. Un artiste qui a marqué plusieurs générations par son audace et son approche révolutionnaire et innovante.
Au matin du 11 août, la nouvelle du décès de Fadhel Jaziri a frappé le monde culturel de plein fouet. Fin juin, l’artiste avait subi à l’Hôpital militaire principal d’instruction de Tunis une opération à cœur ouvert, complexe mais réussie, laissant espérer une rémission. Nous avons rencontré Fadhel Jaziri lors des dernières Journées théâtrales de Carthage (JTC). Il avait des projets plein la tête et, surtout, il préparait l’inauguration en grande pompe du Centre des Arts de Djerba, prévue pour l’été 2025, avec une nouvelle version de son spectacle El Mahfel.
Les racines d’un parcours hors normes…
Cette fin brutale, survenue alors que s’ouvrait un nouveau chapitre de sa carrière, invite à revisiter le parcours exceptionnel de celui qui a constamment repoussé les frontières de la création. Fadhel Jaziri est né en 1948 à la Médina de Tunis. Sa mère est née dans une famille de juristes et son père, qui a fait ses études à la mosquée Ez-Zitouna, était un maître artisan chawachi. Fadhel Jaziri commence d’abord ses études à l’école coranique. Puis, à l’âge de cinq ans, il intègre le Collège Sadiki où il effectue ses études primaires et secondaires jusqu’à l’obtention du baccalauréat en 1967.
Mais entretemps, il fait un passage au lycée Khaznadar et est, le temps d’une année, au lycée Carnot. Après l’Indépendance, et avec le déclin du secteur de la chechia, son père eut l’idée de se convertir en libraire à Bab Souika. Le jeune Fadhel s’est dès lors retrouvé dans un rapport très étroit avec la lecture, devenue son refuge et son plaisir privilégié.
A cette époque, Tunis vibrait d’une effervescence culturelle rare. Dans la capitale, le cinéma vivait ses années fastes avec près d’une trentaine de salles qui offraient chaque semaine de nouvelles découvertes. Fadhel Jaziri, fidèle habitué de ces lieux, y nourrissait sa curiosité et élargissait son univers, tissant des liens avec les cercles littéraires qui animaient la ville.
En même temps, il ne ratait pas les projections du cinéclub de son lycée, du club de la Jeunesse scolaire et des centres culturels anglais et américains. A l’âge de 14 ans déjà, le jeune Jaziri appartenait à un club de philosophie. Il découvre en partie le quatrième art grâce à son cousin germain, l’acteur Hamadi Jaziri, avec lequel il allait souvent au Théâtre municipal et il le regardait jouer, notamment avec le grand homme de théâtre tunisien Ali Ben Ayed.
A la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Tunis, où il a commencé des études en philosophie, Fadhel Jaziri avait intégré le club « Le petit théâtre ». Quelque temps après, il se voit octroyer une bourse pour poursuivre des études de théâtre en Angleterre.
Premiers actes : un pied sur scène, l’autre à l’écran
En 1972, de retour au pays, il forme avec Fadhel Jaïbi, Jalila Baccar, Raja Farhat et Mohamed Driss le « Théâtre du Sud » à Gafsa, un théâtre de décentralisation. Des pièces comme «J’ha et l’Orient en désarroi/J’ha wal charq al hayer » (1972), « La geste de Mohamed Ali El Hammi» (1973), « Borni et Aattra» (1973), « La geste hilalienne/ El Jazia el hleliya » (1974) ou « La charrette/ El Karrita» (1975) voient le jour.
Sous l’appel de Mohamed Mesâadi, alors ministre de la Culture, le groupe rejoint la capitale pour s’occuper du Centre des arts dramatiques. En 1975, Fadhel Jaziri fonde avec feu Habib Masrouki, Jalila Baccar, Fadhel Jaïbi et Mohamed Driss le «Théâtre », une structure culturelle privée. Plusieurs œuvres majeures sont alors créées : « La noce/ Al Ors » (1976), «Arab» (1978), « Orage d’automne/ Ghassalet Enweder » (1980) et « La répétition/ El Awweda » (1989).
Fadhel Jaziri est également un homme de cinéma avec la triple casquette d’acteur, de réalisateur et de producteur. Entre 1973 et 1982, il joue, dans des films de Abdellatif Ben Ammar, de Mahmoud Ben Mahmoud et de Roberto Rossellini. Il coproduit avec Jaïbi les adaptations des pièces théâtrales éponymes « La Noce » (1978) et « Arab » (1988). Plusieurs années après, il réalise et produit « Trente/ Thalathoun » (2007), « Éclipses/ Khoussouf) (2016) et « El Guirra » (2016).
Sur les planches ou sur le grand écran, Fadhel Jaziri est magistral ! Il impressionne tant par son charisme que par la justesse de son jeu qui allie intensité dramatique, expressivité, gestuelle précise et diction claire, s’inspirant à la fois des traditions tunisiennes et du théâtre moderne européen.
Ces rôles témoignent de sa polyvalence en tant qu’acteur, capable d’incarner et d’habiter des personnages contrastés et multiples. Le théâtre de Fadhel Jaziri s’inscrit dans une dynamique à la fois innovante, engagée et profondément enracinée dans la culture nationale. Ses pièces, véritables chefs-d’œuvre, sont souvent des lectures critiques de la société et un miroir des tensions politiques, alliant humour, tragédie et satire.
Toujours dans une recherche formelle et esthétique innovante et une approche expérimentale, Fadhel Jaziri veille à donner à ses créations une force à la fois locale et universelle, portée par un regard réflexif et audacieux sur le monde. Le travail pointu fait sur le dialecte tunisien est, par ailleurs, particulièrement marquant.
Avec ses camarades de route, Fadhel Jaziri a fait le choix d’un positionnement parfaitement assumé par rapport au verbe. Il avait la conviction que l’identité tunisienne — la tunisianité —doit nécessairement passer par la langue dialectale. A chaque création, le public a droit à la dentelle verbale, à une broderie vivante dans laquelle chaque réplique est porteuse de nuances, de rythme et de poésie.
Le tournant des spectacles totaux…
A partir de 1991, Fadhel Jaziri, en cavalier seul, aborde le domaine des spectacles d’arts vivants puisés du patrimoine, signant ainsi une nouvelle belle page de sa carrière. Ses créations constituent, au niveau national, une première dans le genre. En effet, jamais quelque chose de semblable n’a été créé auparavant.
Il s’agit, de loin, de l’expérience, la plus édifiante de l’histoire de la Tunisie ! Nouba (1991), El Hadhra (1993-2023), Noujoum (1994), Zghonda w Azzouz (1995), Banni Banni (1995), Ezzaza (2005) et Arboun (2018/2020/2025) et El Mahfel (2023) ont constitué les maillons de la chaîne des méga-spectacles montés par Fadhel Jaziri.
Pendant plus de trente ans, le metteur en scène a présenté une rétrospective des nuances majeures du patrimoine musical tunisien et a, surtout, vivifié et réhabilité des répertoires et des registres relégués aux oubliettes. Il a revisité la musique populaire, aussi bien profane que sacrée, ainsi que la musique savante.
Les genres les plus importants ont été représentés, du rboukh au malouf en passant par le bedoui et les différents types de noubas. Toutefois, le patrimoine musical arabe a aussi été à l’honneur. Chaque spectacle est une évocation d’un pan historique du pays, de quelque génération, de quelque classe sociale ou milieu… et, surtout, chaque spectacle renvoie à un patrimoine culturel local : tantôt c’est le sacré, tantôt c’est le profane, tantôt c’est citadin, tantôt c’est bédouin…
Cependant, l’œuvre de Fadhel Jaziri est loin d’être un ensemble de simples concerts musicaux, réduits à l’interprétation de chansons patrimoniales. Loin s’en faut. Il s’agit à la fois d’une œuvre cohérente convoquant le patrimoine et d’une fresque, usant d’un dispositif pluridisciplinaire, qui présente, à la vue et à l’ouïe, un large éventail de la culture tunisienne.
Chaque spectacle a, en trame de fonds, une fête de référence, locale, autour de laquelle est « reconstituée» toute une ambiance puisant dans le sous-sol de la psyché collective. Ces spectacles inédits répondent au principe de la forja et constituent de véritables concerts sémiologiques. Fadhel Jaziri a sondé « le sous-sol de nos pesanteurs ataviques », capté, voire volé, des fragments de vies, composé de tout ce qui nous habite.
La «Tunisianité» semble partout présente dans cet œuvre. Elle est incontestablement l’élément générateur qui s’exprime dans toutes les formes expressives, aussi bien au niveau du concret qu’au niveau de l’insaisissable. Mais si l’œuvre de Jaziri dans le domaine du spectacle total puise dans le riche patrimoine, il n’en est pas moins dans les codes de l’époque et en phase avec ce qui se fait ici et maintenant dans le monde.
De l’avis des experts, il y avait un avant et un après Nouba. Ce spectacle a marqué le tournant dans les arts du spectacle et dans la création contemporaine de notre pays. Hadhra, toujours copié jamais égalé, a vécu plus de trente ans avec des versions toujours renouvelées et avec un engouement du public toujours plus grand. Ces œuvres majeures ont plusieurs fois joué à l’étranger.
Personnage iconique et controversé…
Fadhel Jaziri est un artisan de l’imaginaire, un artiste visionnaire qui, cinq décennies durant, a réinventé la scène artistique tunisienne et a gravé certaines de ses plus belles pages dans la mémoire collective. Homme de poids dans la sphère culturelle, géant parmi les géants, avant-gardiste et engagé, il a tout au long de sa carrière marqué des ruptures avec le déjà fait et le déjà entendu, offert des créations qui font tilt et qui font école.
Toujours armé de son intelligence et de sa sensibilité artistique, nourri d’une vaste culture et d’un esprit profondément intellectuel, il a façonné des créations où la Tunisianité rayonne, s’élève et transcende les frontières de la culture tunisienne. Le génie créatif de Fadhel Jaziri lui a valu les insignes commandeurs de l’Ordre du mérite culturel tunisien en 2006, mais surtout une profonde reconnaissance nationale et internationale.
Fadhel Jaziri était un personnage à part : regard incandescent, timbre de voix particulier, gestuelle lente et posée, sourire pudique, allure imposante, raffiné, pince sans rire, discret, courtois, rigoureux, exigeant…. Il ne laissait personne indifférent et chacune de ses apparitions médiatiques, assez rares, est un évènement en soi.
L’homme à la démesure créative ne cherchait point le buzz, imperturbable, il acceptait volontiers les critiques. Il était un « passeur », un maître qui fait dans la transmission et qui croit en la jeunesse.
Malgré son talent incontestable, le succès de ses productions et sa notoriété indéniable, Fadhel Jaziri n’était pas au-dessus des critiques. Il compte autant de fervents défenseurs que d’ardents détracteurs.
On lui reprocha une certaine condescendance, un certain attachement aux seules valeurs tunisoises, son élitisme, mais aussi ses rapports privilégiés avec les instances officielles qui le soutenaient financièrement à chaque nouveau projet. En réalité, Fadhel Jaziri a toujours été indépendant (excepté pendant son bref passage à Nida Tounes) et critique.
Mais en fin diplomate, il a su jouer avec le pouvoir en place et négocier une certaine liberté qui lui a permis de survivre artistiquement. Il était considéré comme le porte-drapeau de la culture tunisienne et comme une valeur sûre que les autorités s’empressaient de soutenir et de mettre sur un piédestal, de quoi en faire des jaloux ! Par ailleurs, certaines de ses créations, notamment celles qui versent un peu trop dans l’expérimental, n’ont pas fait l’unanimité et ont reçu des critiques acerbes.
D’aucuns pensent qu’il ne fait qu’utiliser des recettes déjà existantes sous d’autres cieux. Les dernières critiques en date concernent les privilèges dont il aurait bénéficié pour construire le Centre des Arts de Djerba (à vérifier !). Cet artiste de la démesure créative, qui maîtrisait l’art de raconter sur scène et à l’écran, suscitait des passions opposées, de son vivant comme après son départ…
Funérailles : jusqu’au bout de la scène…
Fadhel Jaziri méritait des funérailles nationales, nous sommes-nous dits à l’annonce de son décès. Mais finalement non.
Fadhel Jaziri a eu des funérailles à son image. Homme des méga-spectacles, il a quitté la scène de la vie en toute discrétion, sans grands « chichis », entouré de sa famille et des gens qui l’aimaient vraiment. Ses funérailles à Utique ont été toutes en simplicité, sobriété et raffinement, minimalistes comme ses dernières œuvres, solennelles comme sa stature d’artiste.
Maître absolu de la mise en scène et esthète d’une précision rare, Fadhel Jaziri ne pouvait quitter la scène de la vie sans y apposer sa signature. La veille des funérailles, son fils Ali Jaziri a publié sur son compte Facebook : « L’une des dernières volontés de mon père, pour celles et ceux qui souhaitent s’y conformer, était que les personnes présentes à son enterrement soient vêtues de blanc.
Bien sûr, il n’y a aucune obligation. Mais c’est là le geste du metteur en scène, dans son ultime tentative de composer son tableau final. Partagez, faites passer le message ». Et le message a vite circulé et l’artiste a réussi à peindre sa dernière scène ! Une marée blanche, d’une pureté presque irréelle, transformait ses funérailles en scène vivante : un tableau d’adieu aussi silencieux que bouleversant.
Impossible de ne pas y voir un écho à Ezzaza (2005), ce spectacle unique marquant le passage de l’ancien à l’actuel, mêlant authenticité et contemporanéité, beauté exquise et une légèreté comme suspendue dans l’air. De son vivant, Fadhel Jaziri a toujours été sous les feux de la rampe, au sens propre comme au figuré.
Mais ses funérailles ont pris une autre tonalité, non pas par indifférence, mais par respect. Aucun cliché ni vidéo n’a circulé des moments intimes, que ce soit à son domicile ou lors de l’inhumation — un contraste frappant avec les obsèques souvent médiatisées d’autres artistes ou figures publiques. Les hommages, eux, se sont exprimés bien avant que le cortège n’atteigne le cimetière. Un dernier salut empreint de pudeur et de dignité, à l’image d’une famille qui se respecte.
La scène s’éteint, l’empreinte demeure…
Fadhel Jaziri a scellé son départ vers l’éternité, mais son œuvre continuera de résonner, portée au-delà du temps, guidant les jeunes artistes d’aujourd’hui et de demain. Fadhel Jaziri demeurera dans la mémoire collective éclairant et nourrissant l’imaginaire des créateurs et penseurs de Tunisie et au-delà. Puissions-nous voir une relève à la hauteur !
Asma ABASSI