Erige Sehiri | «En Tunisie, on se définit rarement comme africain»
La réalisatrice franco-tunisienne Erige Sehiri fait partie de cette génération de cinéastes qui interrogent, par le prisme du cinéma, les identités multiples et les fractures invisibles des sociétés maghrébines. Dans un entretien accordé au ‘‘Monde’’ (19 août 2025), elle revient sur son parcours et sur sa volonté de faire dialoguer le Maghreb avec son africanité.
Djamal Guettala
Née en 1982 à Lyon dans une famille d’origine tunisienne, elle grandit aux Minguettes, à Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. Très tôt, le cinéma s’impose comme un espace de passion et d’expression. Après un parcours cosmopolite – études d’anglais aux États-Unis, de finances au Canada, puis journalisme à Jérusalem –, elle choisit de s’installer en Tunisie à la suite de la révolution de 2010-2011. C’est là qu’elle décide de se consacrer pleinement au cinéma, d’abord documentaire puis de fiction.
Rapidement, ses films attirent l’attention, par leur capacité à saisir la vie quotidienne et à donner la parole à celles et ceux que l’on entend peu. Elle s’intéresse autant aux dynamiques sociales qu’aux tensions identitaires, en plaçant les personnages au cœur d’histoires où la société se reflète.
Dans cet entretien, Erige Sehiri met le doigt sur une question souvent passée sous silence en Tunisie : la difficulté à se penser comme pays africain. «En Tunisie, on se définit comme arabe, musulman, mais rarement africain», souligne-t-elle. Cette absence d’affirmation, poursuit-elle, s’explique à la fois par des héritages historiques, un système éducatif qui met surtout en avant l’arabité et l’appartenance méditerranéenne, mais aussi par des représentations collectives qui peinent à reconnaître la diversité africaine du pays.
À travers son dernier long métrage, ‘‘Promis le ciel’’, la réalisatrice entend justement briser ce tabou. Elle met en lumière la présence afro-descendante en Tunisie, souvent invisibilisée ou confinée à des stéréotypes. En donnant à voir leurs histoires, elle espère ouvrir un dialogue entre les communautés maghrébines et africaines, et montrer combien ces réalités s’entrelacent dans le quotidien.
Pour Erige Sehiri, le cinéma est avant tout un outil de transformation sociale. Il ne s’agit pas seulement de représenter, mais de permettre la rencontre, de bousculer des perceptions figées. Elle considère l’art comme un moyen privilégié de questionner l’identité tunisienne dans toutes ses dimensions, y compris celles qui ont été marginalisées.
Sa démarche s’inscrit dans un mouvement plus large de jeunes cinéastes maghrébins qui refusent les catégories réductrices et cherchent à redonner une complexité aux récits. À l’heure où la Tunisie traverse des tensions politiques et sociales, ce travail de mémoire et de reconnaissance apparaît d’autant plus nécessaire.
Au-delà de la Tunisie, le propos de Sehiri résonne avec des débats qui traversent l’ensemble du Maghreb. La relation ambiguë avec le reste du continent africain, oscillant entre proximité géographique et distance symbolique, se retrouve dans d’autres pays de la région. En revendiquant une identité pleinement africaine, elle contribue à déconstruire les hiérarchies héritées de l’histoire coloniale et à ouvrir de nouvelles perspectives.
Avec ce nouveau film, Erige Sehiri affirme une vision inclusive et plurielle de l’identité. La Tunisie, dit-elle en substance, n’est pas seulement arabe et méditerranéenne : elle est aussi africaine. En redonnant une visibilité aux communautés afro-descendantes, elle invite la société à se réconcilier avec cette dimension trop longtemps occultée.
À travers son œuvre, la réalisatrice trace une voie : celle d’un cinéma qui raconte, questionne et transforme. Son ambition dépasse la seule création artistique : elle veut contribuer à un dialogue culturel plus large, où le Maghreb se reconnaît enfin comme partie intégrante de l’Afrique.
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