Adam Smith 1.0 vs Adam Smith 4.0 ?
Longtemps, l’économie crut pouvoir s’expliquer par une main invisible. C’était poétique, presque biblique. Adam Smith, en 1776, dans un élan d’optimisme éclairé, inventait cette formule pour désigner l’effet miraculeux du marché : chaque individu, en poursuivant son intérêt, contribuerait sans le vouloir au bien-être collectif. Un peu comme si, en mangeant des croissants, on faisait maigrir ses voisins. Miracle économique. Amen.
Mais voilà qu’au 21ème siècle surgit une autre main invisible, plus froide, plus logique, plus binaire. Elle ne vient pas d’Écosse, mais des serveurs de Google & consorts. Elle ne s’appuie pas sur l’instinct humain, mais sur les réseaux de neurones artificiels. Elle ne croit pas en la vertu des boulangers, mais dans les prédictions comportementales basées sur des milliers de données par utilisateur. Cette main-là ne dort jamais. Elle est l’IA.
Et si Smith croyait que l’homme libre faisait tourner le monde sans le vouloir, l’IA, elle, fait tourner le monde sans le demander. Dans le premier cas, c’était l’illusion de la liberté qui produisait l’ordre, dans le second, c’est l’illusion de l’ordre qui masque l’absence totale de liberté. Une subtile inversion.
Adam Smith 1.0 : la foi dans un marché qui s’autorégule
Adam Smith partait d’une idée simple : les marchés, livrés à eux-mêmes, finissent par s’autoréguler, comme un aspirateur robot qui se cogne partout mais finit par faire le ménage. Le boulanger, en vendant son pain, enrichit la société. Le cordonnier, en cousant sa chaussure, contribue à l’économie. Et tout ça sans avoir besoin d’un planificateur central. Une main invisible organise l’ensemble, presque malgré nous.
Dans cette vision, l’être humain est encore au centre du jeu. Il fait des choix. Il agit selon son intérêt. Il se trompe aussi, mais il reste maître de ses décisions. Le marché, bien qu’invisible, est un produit collectif, organique, fondé sur des millions de décisions humaines.
Adam Smith 4.0 : une main invisible qui voit tout, prévoit tout, et vend tout
Aujourd’hui, la nouvelle main invisible est celle de l’intelligence artificielle : omnisciente, omniprésente, omnipotente, elle agit sous un visage algorithmique opaque, partout et tout le temps.
Là où Smith pariait sur les préférences individuelles, l’IA les fabrique, les modifie, les anticipe. Elle ne se contente pas d’observer le marché : elle le prescrit, elle ne cherche pas à comprendre le comportement : elle le modèle.
Présente dans ton fil Instagram, ton panier Amazon, tes recommandations YouTube… elle calcule ton désir avant toi, anticipe ta nostalgie, devine ta prochaine fatigue morale, et te propose un énième produit « inspiré par toi » mais conçu pour toi… par une machine qui te connaît mieux que ta propre mère.
Et le plus fascinant ? L’IA ne veut rien pour elle-même. Elle ne fait qu’exécuter les objectifs fixés par les géants du numérique, optimisant des données et maximisant des chiffres, tout en bouleversant marchés, opinions, élections et sociétés.
Rupture épistémologique : de la liberté de choix au choix sans liberté
Ce qui sépare la main invisible d’Adam Smith de celle de l’IA, ce n’est pas seulement deux siècles d’évolution économique. C’est une rupture fondamentale dans la manière d’envisager le sujet économique.
Chez Smith 1.0, l’individu agit librement et la coordination émerge de cette liberté. Chez Adam Smith Augmenté, l’individu réagit passivement à des environnements d’incitation optimisés. Le sujet devient un agent calculé, un nœud de données, un animal prédictif.
La main de Smith 1.0 présupposait la rationalité humaine limitée, celle de 4.0 s’en passe, et ce, en inventant un marché sans acheteurs véritables, un espace d’optimisation sans désir conscient, un univers où l’offre crée la demande… bref, en réécrivant ton cerveau.
Convergence métaphorique : deux illusions du contrôle
En dépit de cette rupture totale de nature, les deux « mains » partagent une étrange convergence métaphorique: celle de nous faire croire à une force supérieure qui organise le monde à notre insu. Dans les deux cas, il s’agit d’un pouvoir qui ne se voit pas mais façonne tout, qui n’a pas de visage mais des effets visibles, qui dispense de penser car il pense pour nous.
L’une – celle de la main invisible d’Adam Smith 1.0 – promettait qu’un certain ordre surgirait naturellement du désordre des intérêts individuels. L’autre, celle d’Adam Smith Augmenté, crée un désordre bien réel sous prétexte d’optimiser tout. Dans les deux cas, on nous fait croire à un ordre spontané qui nous dispense de réfléchir, il ne nous resterait plus qu’à consommer, obéir ou cliquer.
En vérité, la main invisible de Smith 1.0 était peut-être un mythe, mais elle nous laissait croire en notre autonomie. Celle de sa version 4.0, elle, ne nous demande même pas notre avis car c’est une main sans corps, sans morale, sans fin. Une main qui ne tremble jamais, ne fatigue jamais, et qui peut liker ton selfie tout en réécrivant ton système de valeurs.
Mais imaginons un instant : Adam Smith 1.0, fraîchement ressuscité, perruque au vent, traité de la « Richesse des nations » sous le bras, paniqué, les yeux ronds comme des pièces d’or.
Le voilà, qui se pointe au milieu d’un centre commercial vidé de ses commerçants, transformé en entrepôt logistique entièrement automatisé. Il tend les bras, cherche en vain sa main invisible.
« Rendez-moi ma main invisible ! », hurle-t-il dans le vide algorithmique, anéanti par la disparition du boulanger, du cordonnier, et même du simple client.
A suivre…
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Mahjoub Lotfi Belhedi
Chercheur en réflexion stratégique optimisée IA // Data Scientist & Aiguilleur d’IA
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