Par Emira DÉBBÈCHE
Venir témoigner des traits forts du riche parcours de l’artiste complet et profondément humain, Yasser Jeradi est un devoir de mémoire.
Comment résumer une vie aussi dense en si peu de mots ? Et comment se résoudre à utiliser l’imparfait pour parler de Yasser Jeradi ? Il était un grand. Un Homme libre, une âme pure et joyeuse qui semait l’amour partout où il passait. Un être profondément humain dans ses gestes, ses mots, sa présence. Il ne laissait jamais indifférent.
C’était un passionné, un rêveur lucide qui a su vivre de son art dans un pays où cela reste un défi. Passionné de sciences, d’arts plastiques, de musique, de nature, de sport, de cuisine, de lecture… Il rêvait grand, mais gardait les pieds sur terre, réalisant ses projets avec ténacité. Profondément sociable, il faisait vivre ses spectacles aux quatre coins de la Tunisie ainsi qu’à l’étranger. Pourtant, il chérissait aussi les moments de solitude qu’il protégeait avec soin.
Son lien avec la nature était intime et sincère. Les plantes, les vagues, le vent, les oiseaux étaient ses amis. Il disait que les arbres l’embrassaient pendant ses moments de repos lors de son tour de la Tunisie à vélo où il a rendu hommage à Christopher le personnage principal du film « Into the wild » en écrivant son nom sur un bus abandonné à Chott el-jérid au sud du pays. Ce voyage à vélo entrepris après les longues périodes de confinement liées au Covid, fut à la fois une traversée intérieure et une expérience humaine intense.
Artiste dans l’âme, diplômé en sculpture de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis, Yasser Jeradi a embrassé une démarche contemporaine, pop, nourrie par l’identité arabe. Il s’est exprimé à travers la peinture, la sculpture, la vidéo et l’installation. En arts plastiques, il s’est illustré par de nombreuses expositions personnelles et collectives en Tunisie comme à l’international. Il a participé à plusieurs éditions de l’exposition annuelle de l’Union des artistes plasticiens tunisiens, le Printemps des arts plastiques de La Marsa, au club culturel Tahar Haddad, entre autres.

En 2003, il s’est tourné vers la calligraphie arabe. Il a appris le Khatt Al-Maghribi propre au Maghreb avant d’inventer ce qu’il appelait la Pop’calligraphie — une calligraphie populaire. Ce fut le cœur de son projet de résidence artistique à Berne,en Suisse, aboutissant à une exposition et à un livre encore inédit, dans lequel il a calligraphié les poèmes d’Al-Mutanabi sur des pages de magazines locaux, donnant naissance à un style unique.
Sa rencontre avec la guitare eut lieu dans la cour de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis. Il a appris à jouer des morceaux de musique classique et a repris des chansons à texte dans les langues arabe, française, anglaise et espagnole. Puis, il composa des chansons en arabe et en dialecte gabésien chantant la liberté, la patrie, l’amour, mariant rythmes occidentaux et identité locale, construisant ainsi une signature musicale singulière.
Ses chansons retracent le parcours de sa vie amoureuse et engagée. En 2017, il crée un spectacle « Anè w Emira » « Moi et Emira » rebaptisé plus tard« Yasser Mhabba » « Yasser Amour » dans lequel il met en scène sa grande histoire d’amour — de l’amour humain jusqu’à l’amour divin et universel.
Ce spectacle fut présenté plus de cent fois à travers toute la Tunisie où il allait à la rencontre de Tunisiens n’ayant pas accès à la culture. Son ambition : toucher au moins une personne par représentation et semer en elle le goût d’aimer.Grand lecteur, profondément imprégné de culture soufie, sa rencontre avec Ibn Arabi a marqué un tournant spirituel.
Il trouvait dans les écrits du maître soufi un écho à son amour infini du divin « le Créateur » qu’il percevait dans toutes les créatures. L’une de ses citations préférées, qui résumait sa philosophie de vie, était : « L’Amour est ma foi et ma religion » Yasser Jeradi était un artiste engagé. Sa personnalité s’est forgée à travers ses études, ses lectures, ses voyages, mais aussi par son militantisme.
Il était actif au sein de plusieurs associations telles que La ligue des droits de l’Homme, l’Association de lutte contre la torture, l’Association tunisienne des femmes démocrates, la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs la Fédération tunisienne des ciné-clubs, Amnesty International, … Il répondait toujours présent, avec sa guitare et ses chansons engagées, dans les marches, les actions et les événements, sous Ben Ali comme après la révolution.
La cause palestinienne occupait une place centrale dans son œuvre tant plastique que musicale. Il réalisa plusieurs installations autour des poèmes de Mahmoud Darwich et composa trois chansons sur ce thème cher à son cœur, « Sket, silence » « Nachid al hajar, le chant des pierres », « Ahna akid rajiine, on va sûrement revenir ».
Il est parti le 12 août 2024, à l’âge de cinquante-quatre ans, vers un monde meilleur, laissant derrière lui un patrimoine artistique et musical d’une richesse remarquable.Mais plus encore, il laisse dans le cœur de toutes celles et ceux qui l’ont croisé une trace flamboyante de beauté, d’amour et d’espoir.
E. D.