Coloniser sa propre terre – Quand le politique sabote l’urbain
Il faut oser le dire simplement : le politique tunisien se tire une cartouche dans le pied en faisant fi de la culture urbaine. Il oublie, ou feint d’ignorer, que cette culture — lorsqu’elle existe vraiment — est portée par les architectes. Mais encore faut-il que ces derniers assument leur rôle, au lieu de végéter dans des confusions existentielles qui remontent peut-être à nos origines tribales.
Sommes-nous, au fond, des citoyens? Ou simplement des nomades sédentarisés à coups de béton, continuant de coloniser leur propre sol? Ce que nous appelons « vivre quelque part » ressemble trop souvent à une exploitation naïve et primitive de la terre. Une terre qu’on ne soigne plus. Qu’on n’arrose plus. Une terre qu’on pille.
Et dans ce paysage dévasté, chacun cherche un bouc émissaire. Une façade derrière laquelle se dissimuler pour éviter d’assumer ce que notre image urbaine est devenue. Oui, l’image. Car c’est bien de cela dont il s’agit. L’image urbaine est aujourd’hui un produit, un marketing, un miroir tendu vers le monde. Et ce miroir est brisé.
Dans cette logique, l’architecte, l’urbaniste — qu’il le sache ou non — fait de l’économie. Il produit une valeur. Mais comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, l’architecte tunisien fait de l’économie sans en avoir conscience. Et cela passe… jusqu’au moment où cela devient tragiquement maladroit.
Pourquoi? Parce que personne ne leur a appris cette lecture du réel. Parce que cet aspect échappe à tout le monde — y compris aux « dirigeants ». Des dirigeants qui ne sont pas des citoyens, eux non plus. Juste des occupants du pouvoir, occupants de l’espace, élevés dans un monde où la Constitution est un accessoire et où les grands commis de l’État ont disparu depuis l’ère Ben Ali.
On en est encore, aujourd’hui, au vieux dicton : « Quand le bâtiment va, tout va ». Faux. Archifaux. Ce précepte est dépassé, périmé, dangereux. Tant que vous le penserez, Messieurs les responsables, nous resterons des sous-développés volontaires, des imitateurs dociles, fascinés par des concepteurs chinois ou des modèles hors-sol.
La vérité est ailleurs : il faut travailler sur ceux qui conçoivent, et avec ceux qui conçoivent. Il faut reconstruire des vraies cités, pensées, ancrées, partagées. Pas seulement des programmes. Pas seulement des murs.
L’économique, on en parle trop. On l’a vidé de son sens. Mais le culturel, le symbolique, le politique au sens noble — eux — sont ignorés, délaissés, piétinés. Et tant qu’on méprise la culture urbaine, il ne sert à rien de signer des plans de relance ou d’inviter des investisseurs. Parce que nous serons, en vérité, des marchands sans étal, des paysans sans sillon, des architectes sans ville.
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Ilyes Bellagha
Architecte DPLG, enseignant & citoyen
bellagha_ilyes@yahoo.fr
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