Haithem Bouajila, président de la FTTH : Nous ne sommes pas des rentiers, nous sommes des soldats de l’industrie et on nous tire dessus avec la fiscalité
Le secteur textile-habillement représente un des piliers de l’économie nationale. C’est un secteur à forte employabilité, représentant 29% des emplois de l’industrie manufacturière (150 004 emplois), 30% du total des entreprises industrielles (1 365 entreprises) avec 71% des entreprises qui emploient moins de 100 personnes.

Le secteur compte près de 200 entreprises intégrées ayant un positionnement international qui participent à hauteur de 78% du total des exportations du secteur. Les performances du secteur des Textiles pourraient être meilleures, estime Haithem Bouajila, président de la Fédération tunisienne des Textiles (FTTH) qui parle même de doubler la part de l’industrie texte au PIB en 5 ans. Entretien :
Vous avez affirmé que vous pouvez doubler la part de l’industrie textile dans le PIB si on vous donnait les moyens de le faire, quelle est votre approche ?
Je le dis clairement : oui, nous pouvons doubler notre contribution au PIB, et ce, sans hypothèse farfelue. Ce n’est pas une promesse en l’air, c’est basé sur des données réelles. Même dans les conditions défavorables actuelles, le secteur performe.
Prenons une base de comparaison neutre : 2019, avant le Covid. En 2024, nous sommes déjà à +30% d’export par rapport à cette année de référence. Et ce n’est même pas toute la vérité : une partie importante du textile technique est actuellement mal classée dans les nomenclatures officielles – elle est enregistrée comme secteur mécanique par l’APII. Or, ces entreprises utilisent du fil textile, des machines de confection, du personnel formé dans des centres spécialisés… Bref, c’est du textile à 100%, et cela concerne plus de 30.000 emplois. Cette erreur sera rectifiée d’ici 2025, mais cela montre à quel point nos chiffres sont sous-estimés.
On parle beaucoup du textile médical ces dernières années. Quelle est son importance réelle ?
Elle est croissante, et surtout, elle illustre notre montée en gamme. Prenez les ceintures dorsales, les genouillères, les orthèses : ce sont des produits à haute technicité, avec des normes strictes, et pourtant fabriqués entièrement localement.
Des entreprises comme Ortho Groupe, La Soie, DJO Tunisie, ou encore VTR – spécialisée dans les vêtements pour centrales nucléaires – maîtrisent l’ensemble de la chaîne de valeur, du fil au produit fini. Ce sont des productions de niche, mais à forte valeur ajoutée. Et ce n’est pas de la sous-traitance : ce sont des savoir-faire tunisiens, développés ici, dans des filières techniques pointues. C’est une vraie success story industrielle, peu connue du grand public.
Vous avez récemment eu une réunion avec le ministère de la Défense. Peut-on imaginer une relance de la commande publique dans ce domaine ?
Nous avons eu une réunion de plus de quatre heures, très constructive. On leur a montré nos produits, nos capacités. Savez-vous que les uniformes de plusieurs grandes armées dans le monde sont confectionnés en Tunisie ? Avec des tissus antibactériens, imperméables, anti-feu… Le savoir-faire est là.
Mais la vraie question, c’est : est-ce que le budget du ministère peut suivre pour acheter des produits aussi techniques ? Nous avons posé les bases d’une nouvelle relation : ils vont visiter nos usines, voir les modèles sur place. La confiance s’est réinstallée. C’était notre objectif principal. Maintenant, nous espérons que ça débouchera sur des contrats durables.
L’industrie 4.0, l’intelligence artificielle, la robotisation… Est-ce que le secteur est prêt à entrer dans cette nouvelle ère ?
La réponse est oui. Et ce n’est pas un vœu pieux. Nous avons déjà un écosystème bien ancré, avec le technopôle de Monastir, le centre Néotex, et des entreprises très avancées sur le digital, les objets connectés, la traçabilité, la production automatisée… Mais pour que cela ne reste pas marginal, il faut un effort public. En Italie, le ministère du Made in Italy injecte plus de 650 millions d’euros pour accompagner les entreprises sur la sécurité, l’innovation, la transition digitale. Nous, en Tunisie, on a zéro accompagnement. Aucun soutien, ni subvention. En revanche, nous croulons sous les taxes. Et malgré tout, nous tenons bon.
Vous insistez beaucoup sur la différence entre industriels et rentiers. Pourquoi cette distinction est-elle importante ?
Parce qu’elle est souvent oubliée. Nous ne sommes pas des rentiers. Nous ne spéculons pas. Nous produisons, nous créons de la richesse, nous employons des dizaines de milliers de Tunisiens, nous exportons vers l’Europe, l’Amérique, le monde entier.
Quand un industriel investit plusieurs millions d’euros, ce n’est pas pour faire de l’argent facile. C’est avec un risque énorme. N’importe qui préférerait mettre cet argent dans l’immobilier, ou dans de l’import. Pas nous. Nous croyons dans ce pays, dans cette industrie, dans ce qu’on peut faire ici, avec les compétences tunisiennes.
Quelles sont les principales entraves au développement du secteur aujourd’hui ?
Rappelons d’abord, les performances du secteur : 155.000 emplois directs, 437 millions de dinars de cotisations patronales à la CNSS, 230 millions de cotisations salariales, 426 millions en IRPP et cotisations CSS. Rien que ces contributions représentent 1,1 milliard de dinars injectés dans les caisses de l’État chaque année.
Et malgré ça, on nous considère comme des profiteurs, on nous taxe, on nous bloque.
Pendant ce temps, l’économie parallèle prospère, la contrebande est tolérée, et les rentiers sont tranquilles. Nous, nous demandons des choses simples : élargir l’assiette fiscale, améliorer les infrastructures portuaires et numériques, investir dans les centres de formation. C’est du bon sens.
Les centres de formation affirment pourtant qu’ils sont prêts à répondre à la demande du secteur …
Je vais vous donner un exemple concret : notre propre centre de formation textile. Nous en sommes administrateurs. Il a un excellent personnel, des diplômés, des ingénieurs… mais les salaires sont ridicules, aucune motivation, aucune autonomie. Pourquoi ? Parce que la loi-cadre bloque tout. On parle de souveraineté industrielle ? Alors qu’on commence par doter nos centres des moyens nécessaires. Qu’on leur donne un environnement de travail digne de ce nom.
Sinon, on est dans le discours, pas dans les actes.
Vous dénoncez aussi des normes administratives bloquantes. Pouvez-vous expliquer ?
Oui, c’est un point crucial. Pour obtenir un certificat de sécurité de la protection civile, on nous impose des normes irréalistes, même pour les pays les plus développés. Et pourtant, nos usines respectent souvent les standards internationaux à la lettre. En Égypte, au Maroc, à l’île Maurice, vous obtenez ce certificat en un mois. En Tunisie ? C’est une bataille de plusieurs années.
En 2023, sur 70.000 entreprises textiles, seules 4 ont obtenu ce certificat. C’est kafkaïen. Nous demandons une réforme pragmatique : au lieu de démolir et reconstruire des usines, pourquoi ne pas mettre en place un système progressif, sur 10 ans, avec des audits réguliers et une amélioration continue ? Nous sommes exportateurs, nous sommes audités en permanence.
Et pourtant, notre propre pays nous bloque.
Vous restez optimiste malgré les entraves…
Parce que notre pays dispose de tous les atouts pour faire du textile un levier stratégique. Nous avons le savoir-faire, les compétences, les clients. Ce qui manque, c’est la vision, l’écoute, l’appui de l’État. Si on nous donne les moyens – ou, au moins, si on arrête de nous freiner –, on peut doubler notre contribution au PIB, créer encore plus d’emplois, et positionner la Tunisie comme un hub industriel régional.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
CHIFFRES CLÉS
- 29 % — Part du textile dans les emplois industriels en Tunisie
- +30 % — Hausse des exportations du textile en 2024 par rapport à 2019
- 1,1 milliard TND — Montant annuel injecté dans les caisses de l’État par le secteur textile
- 200 entreprises — Intégrées et positionnées à l’international dans le secteur textile
- +30 000 emplois — Non comptabilisés à cause d’un mauvais classement statistique.
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