Ons Trabelsi : Sidi Molière ou le processus d’appropriation du théâtre tunisien
Première Tunisienne lauréate du prestigieux prix Diane Potier-Boès de l’Académie française en décembre 2024, Ons Trabelsi, maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine, revient pour L’Économiste Maghrébin sur son ouvrage Sīdī Molière, une exploration captivante des adaptations arabes du dramaturge français. Entre héritage colonial, quête identitaire et innovation scénique, son travail révèle comment Molière a été « arabisé » pour devenir une figure clé du théâtre moderne au Liban, en Égypte et en Tunisie.
Vous êtes la première Tunisienne à avoir reçu le prix Diane Potier-Boès, décerné par l’Académie française en décembre 2024. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Je ne m’y attendais pas. C’est l’éditeur « Classiques Garnier » qui avait envoyé mon ouvrage à l’Académie française et je n’étais pas au courant. C’était ce qu’on appelle une agréable surprise. J’étais donc contente que l’ouvrage soit reconnu par un prix dans la catégorie histoire, qui récompense les travaux explorant les relations entre l’Égypte et la France, ou plus largement l’histoire et la civilisation des pays méditerranéens. Le théâtre au Caire à partir de la deuxième partie du XIXe siècle est un axe principal dans cette étude. Donc voilà, un prix permet toujours plus de visibilité et permet de partager mon ouvrage avec plus de lecteurs.
Pouvez-vous présenter votre livre Sīdī Molière? Traduire et adapter Molière en arabe (Liban, Égypte, Tunisie, 1847-1967) aux lecteurs de L’Économiste Maghrébin?
L’ouvrage est le fruit d’un travail d’une thèse de doctorat en arts du spectacle dirigée par Christian Bietet, soutenue en 2017, et il est préfacé par Laurence Denooz à sa publication chez Classiques Garnier en 2023.
La genèse du théâtre arabe moderne à la deuxième moitié du XIXe siècle est directement liée à la découverte du théâtre de forme occidentale. Dès ses débuts, il se trouve associé à Molière et à un discours prônant le redressement et la modernité. À partir d’un corpus composé des premières adaptations de Molière au Liban, en Égypte et en Tunisie, l’ouvrage observe le processus d’appropriation du théâtre de Molière et la mise en place d’une tradition théâtrale moderne à travers une démarche composite consistant essentiellement à emprunter des procédés à la comédie moliéresque et aux formes héritées du théâtre traditionnel arabe afin de répondre à un horizon d’attente en constante mutation.
Pourquoi avoir choisi la formule Sīdī Molière pour titrer votre ouvrage?
Les questionnements sur le phénomène d’intégration d’une œuvre étrangère dans le contexte d’accueil au point de devenir partie intégrante du patrimoine théâtral et culturel ont guidé mes premières recherches. Le titre « Sīdī Molière » est un titre qui résume pour moi le processus d’appropriation et d’arabisation. Un processus qui ne passe pas seulement par la traduction ou l’adaptation du texte mais par la création d’un rapport à Molière le dramaturge, l’homme de théâtre comme modèle d’inspiration. En effet, Molière joue un rôle essentiel dans la genèse du théâtre moderne arabe et occupe une place importante dans la production des premiers textes. On parle de Molièrunā (notre Molière), de Molière al-šahīr, (le célèbre Molière), du Molière égyptien, de Sī Molière le tunisien et de Sīdī Molière.
En quoi consistent l’apport et la valeur ajoutée de votre ouvrage?
En relevant les aspects communs et récurrents à toutes les pièces, les emprunts systématiques, le traitement des personnages, les critères des choix des pièces, les transpositions politiques, sociales et religieuses, la redistribution des rôles et la portée des discours, j’ai pu dégagé un modèle de référence en dépit des variations observées et des spécificités de la démarche de chaque dramaturge : il n’existe pas de rupture nette et claire entre les éléments héritées des spectacles traditionnelles et les procédés empruntés à Molière. En effet, les deux esthétiques se croisent et s’entremêlent. Les auteurs placent leurs pièces dans le cadre de la comédie moliéresque tout en renouant avec les formes connues du public. Ainsi les éléments nouveaux et anciens s’intègrent dans un dispositif scénique qui reprend le schéma européen.
L’étude du corpus révèle que loin d’une simple imitation du théâtre occidental, les adaptations de Molière figurent le développement d’un modèle autonome et propre aux dramaturges arabes. L’analyse des pièces et du travail d’adaptation dans des contextes historiques différents m’a permis d’appréhender d’un côté, la circulation des modèles, et de l’autre la construction des troupes, du répertoire, l’évolution des lieux de représentations, l’évolution du rapport social puis politique à l’art dramatique dans des sociétés en gestation devant des publics différents.
Je voulais également montrer qu’en parallèle aux expériences dramatiques des pionniers du théâtre arabe moderne, il existe des démarches « annexes » permettant d’avoir une vue d’ensemble sur les différentes initiatives politiques, culturelles, et sociales qui ont permis à la société égyptienne puis tunisienne d’exprimer son besoin de créer son propre théâtre et d’y injecter une expression qui lui est spécifique et particulière. Ainsi, d’une adaptation à l’autre, le rapport au théâtre de Molière change et on peut lire la transformation des codes sociaux, des convenances et l’évolution de la langue et des expressions. Les différents rapports et démarches face au théâtre de Molière montrent l’évolution de la place et de l’image du dramaturge par rapport à la scène, au public, et aux autorités en place dans les trois pays étudiés. Ce travail a permis de voir que la place particulière attribuée à Molière est le résultat d’éléments internes relatifs à la dramaturgie de Molière et d’éléments externes qui concernent le contexte culturel et socio-politique de la genèse du théâtre arabe moderne. Molière devient, alors, une source qui permet aux dramaturges de présenter à travers un dispositif scénique moderne, des personnages vivants et non des modèles désuets étrangers au public.
Quelle a été l’influence de Molière sur le théâtre tunisien?
Au début du XXe siècle, la scène tunisienne, alors en construction, se situe entre un modèle dramatique européen imposé par la présence coloniale française et un modèle arabe revendiqué pour affirmer son identité et son appartenance à la culture arabo-musulmane. Molière est d’abord joué en Tunisie, à travers le modèle français et le modèle syro-égyptien destiné aux Tunisiens. Il est joué, traduit, retraduit, revisité. Nous trouvons la même version par plusieurs troupes, deux versions différentes du même texte par le même auteur, plusieurs combinaisons qui renseignent sur les expérimentations et le champ des possibilités que le théâtre de Molière offre aux Tunisiens à la recherche d’un texte qui les représente.
Après l’indépendance du pays, la Troupe de la Ville de Tunis sous la direction de Aly Ben Ayed fait de Molière la source principale des comédies accessibles et destinées à tous les Tunisiens dans l’objectif de créer une tradition théâtrale populaire dans toutes les régions du pays.
Ben Ayed marque une rupture avec la tradition théâtrale tunisienne et notamment l’héritage du modèle syro-égyptien. Il refuse le recours aux imitations et aux traductions égyptiennes, et prend les pièces directement à leurs sources. Il convient donc, de retraduire un même répertoire mais avec une nouvelle vision tenant compte des changements politiques et de la nécessité d’actualiser les textes classiques et de moderniser les mises en scènes. Ce choix crée alors un nouveau mouvement de traduction permettant de découvrir des talents parmi les membres de la T.V.T à l’instar de Noureddine Qasbāouī et Ḥassan Zmerli.
Dans ce contexte culturel et politique différent, l’apport des comédies de Molière à la création d’un théâtre ciblant tous les Tunisiens va se révéler décisif. Désormais, jouer les pièces de Molière en dialectal devient de plus en plus fréquent et représentant le modèle de la comédie tunisienne.
Dans Jeune Afrique, Qasbāouī explique qu’en interprétant le rôle d’Arnolphe, il finit par comprendre le caractère de ce vieux jaloux qui s’accroche à la jeunesse et rapporte que le public le trouve très proche de lui et de son époque : « La pièce convient justement à ce qui se passe en ce moment en Tunisie. Pour moi Molière n’a pensé qu’aux Tunisiens en écrivant cette pièce ».
Les thèmes moliéresques restent-ils d’actualité aujourd’hui? Ses œuvres peuvent-elles encore captiver les lecteurs et les amateurs de théâtre en 2025?
Les thèmes, oui, sont toujours d’actualité. On continue à jouer Molière en France mais beaucoup moins dans le monde arabe.
Certains orientalistes et chercheurs soutiennent que le théâtre n’a été introduit dans le monde arabe qu’après l’invasion de Napoléon Bonaparte en Égypte en 1798. Cette idée est-elle fondée et d’où provient-elle?
Cette idée vient en partie du mythe napoléonien et maintenue par une connaissance insuffisante ou une « ignorance » de l’histoire du théâtre arabe, par exemple : IbnūIyās cite dans son Histoire de l’Égypte qu’après la chute des mamelouks (1517), le soir même, le sultan ottoman Selim Ier assiste à une représentation de théâtre d’ombres célébrant sa victoire, en mettant en scène le mamlouk vaincu Ṭūmay bey, pendu à la porte de Zouwila au Caire. À son retour à Istanbul, Selim Ier prend avec lui les artisans et les montreurs les plus habiles dans cet art.
Le théâtre d’ombres, avec ses différents genres, a presque disparu dans la totalité du monde arabo-musulman. Il a survécu jusqu’au début du XXe, mettant fin à une tradition théâtrale inscrite dans la société depuis les premiers siècles de l’Islam. La plus ancienne mention parait dans des poèmes attribués à Ibn Hadjāj (1001) sous le nom de bābāt qui, paraît-il, fut la première des formes connues des pièces d’ombres chez les Arabes depuis le quatrième siècle de l’hégire et nommée Zilliāt.
Les seuls textes conservés de pièces médiévales du théâtre d’ombres arabe sont composés au XIIe siècle par un médecin originaire d’Irak (Mossoul) et installé au Caire, Šamsad-dīn Ibn Yūsūf al-Ḫuza’ī, connu sous le nom d’Ibn Danyal (1248-1311). Les pièces mettent en scène la société cairote sous la dictature des mamelouks, et en particulier au temps du Sultan al-Zāhir Baybars. Il s’agit de trois pièces réunies dans un recueil intitulé « ṭayfu al-ḫayāl » signifiant, l’esprit de l’ombre ou l’esprit de l’imagination, ainsi qu’une brève apparition. Ce recueil de trois pièces représente « les premières véritables pièces de théâtre arabe » avec un traitement dramatique des personnages, une intrigue, une évolution qui tient compte des différentes péripéties pour aboutir progressivement à un dénouement.
Pour revenir à Bonaparte après ces quelques exemples : le premier numéro du Courrier de l’Égypte, publié le 28 août 1798, marque la naissance de la presse de langue française en Égypte. Le principal centre d’intérêt du journal était évidemment les batailles de l’armée française contre Mamelouks, Turcs et Anglais. Le journal contenait également des articles scientifiques, des descriptions de la vie et des traditions des Égyptiens ainsi que quelques pages sur la littérature et les activités culturelles pendant l’Expédition. C’est bien au moyen du Courrier de l’Égypte que nous pouvons avoir une idée de l’activité théâtrale destinée aux Français.
Une activité importante puisque le journal lui consacre une rubrique nommée « société dramatique » dans plusieurs numéros. Dès les premiers mois de l’occupation, le journal annonce les mesures prises par Bonaparte pour reproduire les festivités et les mondanités françaises en Égypte dans le but de divertir l’armée. Dans la perspective d’appuyer la présence militaire par une présence culturelle, le Courrier de l’Égypte annonce la construction d’un théâtre à côté des jardins d’al -Esbékieh. En effet, à la fin de la première année de l’occupation, le numéro 50 du 24 décembre 1799, publie, dans un petit paragraphe, un rapport sur la première représentation de théâtre français en Égypte.
Ce premier théâtre est détruit lors de la révolte du printemps de 1800 mais le général Menou le reconstruit et le nomme le Théâtre de la République. Le Courrier annonce alors l’ouverture du nouveau théâtre le 31 décembre 1800, avec les représentations de Philoctète des Deux billets , et de Gilles le ravisseur, interprétés par la société dramatique définie par l’article comme « une réunion d’amateurs qui veulent bien concourir aux plaisirs de leurs concitoyens » . Le Courrier consacre une page dans une autre chronique pour parler de l’architecture de la nouvelle salle, des sujets des pièces, des comédiens et des musiciens.
Cependant, à ce stade il serait trop tôt d’affirmer une connaissance du théâtre français par les Égyptiens et encore moins d’établir un lien direct entre le théâtre français sous l’Expédition et la naissance du théâtre moderne en Égypte. En effet, ces représentations destinées d’abord aux Français ne pouvaient pas exercer une action directe sur une société arabophone. Pour les Égyptiens, les Français restent des étrangers qui viennent participer à ces forces qui se partagent le pays sans se soucier du peuple. Ils étaient souvent indifférents et « sceptiques » à leurs « nouveautés » par peur ou par défiance.
À part votre cursus académique, comment décririez-vous votre expérience et votre participation au théâtre en tant que comédienne?
Je ne me considère pas comme comédienne professionnelle. J’ai eu quelques expériences au théâtre, à la télévision et au cinéma. Comment décrire? Alors, je peux dire que mes recherches dictent en quelques sortes mes choix. La dernière expérience a nourri mes recherches sur le théâtre contemporain. J’ai joué puis écrit un article sur Intersections (Théâtre/Public n°236) : un spectacle mis en scène par Mireille Camier et Ricard Soler (Théâtre La Chapelle-Scènes contemporaines-Montréal), qui revient sur les soulèvements des années 2009-2014, et questionne l’acte militant, ou l’acte politique, ou encore la simple action de suivre le mouvement en sortant du privé pour s’occuper, avec d’autres, du public et du politique.
Je travaille en ce moment sur les différents processus de création de la troupe al-Warcha au Caire. Je passe beaucoup de temps avec Hassan el- Gueretly et je participe, quand je peux, aux différents ateliers de conte et de chant. (LiCArC- Littérature et culture arabes contemporaines, n° 12). Je voudrais donc continuer à concilier les deux disciplines universitaires et pratiques en études théâtrales et participer par exemple à un projet visant à valoriser la période florissante des théâtres khédiviaux, à diffuser et à faire connaitre les premières adaptations de Molière en arabe par la mise en scène ou l’interprétation de l’un des personnages que j’ai connus et étudiés. Je pense au personnage de Mariam par exemple, dans la princesse d’Alexandrie de YaʿqūbṢannūʿ (1870-1872). Ces personnages qui ont peuplé avec leurs différentes langues, dialectes, cultures ainsi que leurs humours mes longues journées de doctorante.
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