Souvent, les historiens de lâantiquitĂ©, aussi bien latins que grecs, ne faisaient allusion aux royaumes limitrophes Ă la grande citĂ© quâincidemment, lorsquâils Ă©taient associĂ©s pour soutenir Carthage dans ses conflits contre Rome. Le meilleur exemple est celui du royaume Massyle qui bordait le territoire de Carthage et entretenait des relations Ă©troites Ă tous les niveaux. (Ph. Dougga, au nord-ouest de lâactuelle Tunisie fut le chef-lieu de la grande circonscription punique de la Tusca, qui englobait une cinquantaine de citĂ©s) .
Ridha Ben Slama *
Ce royaume est mentionnĂ© par HĂ©sianax, dĂšs lâĂ©poque de la premiĂšre guerre punique(1) . Son existence aurait dĂ©butĂ© avec Zelalsen puisquâĂ la fin du IIe siĂšcle Av. J.-C., son roi, Gaia, fils de Zelalsen et pĂšre de Massinissa, est dĂ©jĂ lâhĂ©ritier dâune dynastie, sinon son descendant direct(2) . Lâapparition du royaume au IVe siĂšcle av. J.-C. comme une entitĂ© stable et Ă©tablie, avec lâĂ©mergence dâune dynastie rĂ©gnant sur des territoires qui sâĂ©tendent de Thugga (Dougga) Ă lâAmpsaga (Oued Rhumel) est confirmĂ©e. Cependant, il va dĂ©croitre progressivement durant le rĂšgne de GaĂŻa.
En effet, Ă partir de 240 av. J.-C., Carthage procĂšde Ă une occupation progressive de la sphĂšre Massyle.
Cependant, on est bien obligĂ© de constater une connaissance encore rudimentaire et insuffisante de la gĂ©ographie historique des confins de Carthage, traduite dâailleurs par lâabsence, jusquâici, dâun vĂ©ritable travail monographique et dĂ©taillĂ© sur le sujet.
Le rĂŽle de Dougga dans lâantiquitĂ© carthaginoise ?
Ce qui est par contre prouvĂ©, câest que «Thugga Ă©tait dĂ©jĂ , Ă la fin du IVe siĂšcle avant J.-C., au dire de Diodore de Sicile, âdâune belle grandeurâ» . CitĂ© importante, ce qui a amenĂ© certains historiens Ă lâidentifier comme la premiĂšre capitale du royaume Massyle et le foyer originel de la dynastie. Selon dâautres, elle serait mĂȘme le chef-lieu de la grande circonscription punique de la Tusca, qui englobait une cinquantaine de citĂ©s comme lâaffirme Appien. Ce rĂŽle de premier plan, quâelle semble avoir jouĂ© dans lâhistoire de la rĂ©gion, a livrĂ© les plus anciennes inscriptions libyques datĂ©es : «Câest le seul site oĂč se trouve attestĂ©e lâutilisation de lâĂ©pigraphie libyque pour des inscriptions publiques. Le plus connu de ses vestiges est le cĂ©lĂšbre mausolĂ©e dit dâAtban, monument, datable de la 2e moitiĂ© du IIe siĂšcle avant J.-C. Promue au rang de rĂ©sidence royale sous Massinissa et ses successeurs, elle devint lâune des villes principales du royaume numideâŠÂ» (3) . Le cĂ©lĂšbre mausolĂ©e dit dâAtban situĂ© Ă la lisiĂšre sud du site Ă©tait vraisemblablement un cĂ©notaphe dĂ©diĂ© au roi Massinissa(4) .
La chronologie du royaume Massyle et de sa dynastie commencerait donc avec Zelalsen, le pĂšre de GaĂŻa. Cependant, les donnĂ©es archĂ©ologiques pourraient faire remonter lâhypothĂšse de lâĂ©mergence du royaume des Massyles au IVe siĂšcle av. J.-C. Le roi Aylimas est mentionnĂ© comme rĂ©gnant en 310 av. J.-C. sur le territoire directement voisin de Carthage dans le rĂ©cit de Diodore. Par ailleurs, un site officiel prĂ©cise que Massinissa (203-148 av. J.-C.)(5) Ă©tait nĂ© Ă Thugga (Dougga) «au nord de lâactuelle Tunisie» , ce qui tĂ©moigne encore de la justesse de la localisation du foyer principal de la dynastie Ă Thugga.
Entre 212 et 206 av. J.-C. le roi des Massyles, Gaia, envoya son fils Massinissa Ă la tĂȘte dâun contingent de troupes, en Espagne aux cĂŽtĂ©s des Carthaginois. Le dĂ©cĂšs de Gaia nĂ©cessita le retour prĂ©cipitĂ© de Massinissa, pour dĂ©fendre ses droits Ă la succession, menacĂ©s tant par des prĂ©tendants que par le royaume voisin des Masayesyles. Mais sâil obtint gain de cause en Ă©cartant ses rivaux, il fut dĂ©possĂ©dĂ© de son trĂŽne par Syphax le roi des Masaesyles. Massinissa fut contraint Ă lâexil avant de reprendre ses possessions et de rĂ©gner pendant 54 ans jusquâĂ sa mort en 148 av. J.-C.
Jugurtha, le petit-fils de Massinissa, est «revendiquĂ© par la Tunisie» , lĂ©gitimement parmi les personnalitĂ©s marquantes. La Table de Jugurtha est un site historique Ă KalĂąat-Es-Senan dans la rĂ©gion du Kef en Tunisie. Dâautres illustres figures le sont comme Saint-Augustin (354-430), Saint-Cyprien (200-258), Tertullien (150-230), ApulĂ©e (125-170), reprĂ©sentent ce grand hĂ©ritage intellectuel dans lequel les Tunisiens se reconnaissent.
Les marqueurs indĂ©lĂ©biles de lâhistoire tunisienne
Tous ces marqueurs de lâhistoire tunisienne et leurs relations avec un territoire Ă un moment donnĂ©, sont des indices sur la formation et les transformations des frontiĂšres. LâarchĂ©ologie en tant que segmentation de lâespace, montre une frontiĂšre perçue â et vĂ©cue â tout au long de lâhistoire.
La configuration territoriale du royaume massyle se situe «entre la riviĂšre Ampsaga et les territoires de Carthage» (6) . Sous lâempereur Constantin (306-337), toute la partie orientale fut gouvernĂ©e de fait par un lĂ©gat reprĂ©sentant le proconsul de Carthage. Cette rĂ©gion Ă©tait riche en terroirs et en villes : notamment Madaure, Thagaste, mais aussi Calama, Thibilis, ThĂ©vesteâŠ
Outre cet Ă©lĂ©ment gĂ©ographique, il y a le rayonnement culturel linguistique. Cette influence a Ă©tĂ© profonde et le punique faisait aussi partie, on lâa dĂ©montrĂ©, de la filiation linguistique. Saint- Augustin tĂ©moigne : « Demandez Ă nos paysans qui ils sont : ils rĂ©pondent en punique quâils sont des Chenani (CananĂ©ens)». Il mentionnait aussi que dans les environs dâHippone (Fussalla ), les habitants parlaient un patois punique. Dans une lettre au Pape Celestin en 422, il recommandait un Ă©vĂȘque ( punica lingua esset instructus ) pour une localitĂ© proche. Dans dâautres Ă©crits il laissait comprendre que les habitants de Calama (Guelma) utilisaient le punique et que lui-mĂȘme avait besoin dâun punicum interpreteus pour sâentretenir avec les donatistes.
AprĂšs 146 av. J.-C., Rome dĂ©coupa les territoires carthaginois en quatre provinces : la Proconsulaire (dĂ©signation comme le grenier Ă blĂ© de Rome et qui couvrait les espaces sâĂ©tendant autour de Tunis et incluant Annaba). La Numidie au centre et au sud jusquâaux confins sahariens. La MaurĂ©tanie cĂ©sarienne , La MaurĂ©tanie tingitane (7) . Carthage connait une nouvelle pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© mĂȘme sous lâoccupation romaine, jusquâĂ la chute de lâempire romain, au 5e siĂšcle. La domination romaine fut remplacĂ©e, briĂšvement, par celle des Vandales, qui font de Carthage la capitale de leur royaume. Carthage est ensuite conquise, temporairement, par lâEmpire byzantin, jusquâĂ lâavĂšnement de la religion musulmane, au 7e siĂšcle.
La rĂ©silience de lâĂtat tunisien Ă travers les siĂšcles
La longue pĂ©riode de transition de lâAntiquitĂ© Ă lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale tĂ©moigne de la rĂ©silience de lâĂtat tunisien sous plusieurs dynasties. Un Ă©clairage rapide atteste de la permanence dâun Ătat dont les frontiĂšres dĂ©passent de loin celle que le colonialisme français fixera.
La dynastie aghlabide, entre 800 et 909, gouverne depuis Kairouan, comprenant la Tunisie, le Constantinois et la Tripolitaine, une période riche donnant une réelle autonomie à la Tunisie.
Le troisiĂšme temps concerne la pĂ©riode fatimide (909-973)avec comme capitale Mahdia, englobant la Tunisie, sâĂ©tendant de lâest de lâancien Constantinois Ă la Tripolitaine. Puis les zirides, un Ămirat vassal de lâEmpire fatimide (972-1048), puis Ămirat indĂ©pendant (1048-1148), avec pour capitale Kairouan (984-1057) Mahdia (1057-1148). Les Hafsides (1228-1574) sâĂ©mancipent Ă la faveur de la chute de lâEmpire almohade et en deviennent indĂ©pendants en 1236 avec pour capitale Tunis.
AprĂšs la disparition des califats arabes, les pachas de lâEmpire ottoman organisaient Ifrikya en trois provinces : Alger en 1518, Tunis et Tripoli 1574. En 1613,Mourad Corso fonde la premiĂšre dynastie des beys de Tunis qui jouit dâune certaine autonomie par rapport au sultan ottoman. Le territoire est gĂ©rĂ© dans le cadre de lâempire ottoman, successivement par deux dynasties : les Mouradites (1612-1705) : et les Husseinites (1705-1957) avec Hussein Ben Ali en tant que bey de Tunis. Il instaure une monarchie placĂ©e sous la souverainetĂ© des OttomansâŠ
Stopper le pillage de notre patrimoine
LâĂ©volution des frontiĂšres tunisiennes a Ă©tĂ© un processus complexe, marquĂ© par des pĂ©riodes de conflits, de nĂ©gociations et de consolidations territoriales. Finalement, câest lâadministration coloniale française qui les a tracĂ©s au cordeau, en tant quâentreprise de domination fondĂ©e sur la prise de possession dâun espace par une puissance Ă©trangĂšre dans le but dây imposer sa souverainetĂ© et de lâexploiter dans son intĂ©rĂȘt.
Cette modeste contribution ne prĂ©tend pas «refaire» lâHistoire mais aspire participer Ă rĂ©tablir quelques aspects constitutifs de notre conscience nationale que certains tentent dâusurper, car il est grand temps de se dĂ©barrasser des rognures de lâĂ©poque coloniale. Beaucoup de faits ont Ă©tĂ© dĂ©construits parce quâils ne favorisent pas un nouveau projet suprĂ©matiste en reptation, dont jâai constatĂ© les Ă©bauches au cours de mes lectures et de mes navigations sur le net, -et je ne dois pas ĂȘtre le seul Ă le percevoir- en Ă©tant stupĂ©fiĂ© par des gratte-papiers aux ordres, qui revendiquent ni plus ni moins des monuments de la conscience nationale tunisienne : Jugurtha et Massinissa, Saint-Augustin, etcâŠ
Ces omissions ne se font-elles pas Ă lâombre dâun patronage idĂ©ologique, dont lâobjectif principal Ă©tait dâancrer lâidĂ©e que nos figures emblĂ©matiques ne font pas partie de lâhistoire et du patrimoine tunisiens ?
Je lance un appel Ă nos historiens, archĂ©ologues et chercheurs pour dĂ©ployer un effort salutaire afin de stopper le pillage de notre patrimoine qui prend plusieurs formes. La plus manifeste est lâadoption par des supplĂ©tifs des thĂšses du colonialisme avec tout ce qui lui est sous-jacent, qui consiste Ă dĂ©pouiller un pays, par le mensonge et la nĂ©gation de la vĂ©ritĂ©, de sa mĂ©moire, de sa culture et des composants fondamentaux de sa conscience nationale.
* Ăcrivain.
Notes :
1- Fragmenta Historicorum Graecorum, III, p. 10, n° 11.
2- Camps G., Origines du royaume massyle, 1967, p. 29-38.
3- Ali Dabbaghi dans Sites et Monuments LâInstitut National du Patrimoine â Tunisie.
4- Khanoussi Mustapha. LâĂ©volution urbaine de Thugga (Dougga) en Afrique proconsulaire : de lâagglomĂ©ration numide Ă la ville africo-romaine. In: Comptes rendus des sĂ©ances de lâAcadĂ©mie des Inscriptions et Belles-Lettres, 147á” annĂ©e, N. 1, 2003. pp. 131-155.
5- https://www.poste.dz âș philately.
6- Lugan, Bernard, Histoire des Algéries, Edition Ellipses, pages 6 et 7, janvier 2025.
7- Epistola. CCIX. 2 & 3. 75.
8- Euromed-IHEDN Conférence du 16 novembre 2021 Cycle 2021-2022 par M. Sadok Boubaker.
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