Dans un monde en perpétuelle mutation, où les transformations s’opèrent simultanément sur tous les fronts à une vitesse vertigineuse, le rôle de l’administrateur de société connaît une révolution profonde. C’est dans ce contexte que s’est déroulé le panel « L’administrateur de société face aux mutations nationales et aux changements stratégiques », tenu à l’occasion de la Journée annuelle des administratrices et administrateurs (ITA), le 11 juin 2025 à Tunis.
Cyrine Sanchou, modératrice du panel et CEO de TND Consulting, a planté le décor en soulignant la particularité de notre époque : « Ce qui est particulier en ce moment, c’est que les transformations s’opèrent sur différents fronts en parallèle et à une vitesse qui est parfois déconcertante, même pour les experts ». Cette observation trouve un écho saisissant dans l’exemple de l’intelligence artificielle générative, où même les spécialistes peuvent se retrouver dépassés par les évolutions en l’espace d’une semaine de vacances.
Les défis auxquels font face les entreprises aujourd’hui sont multiples et interconnectés : numérisation accélérée, pression ESG croissante, fragmentation politique des marchés, tensions réglementaires paradoxales entre régulation renforcée et déréglementation, sans oublier la pression sociétale amplifiée par les réseaux sociaux. Dans ce contexte, les responsabilités des administrateurs deviennent cruciales : lucidité stratégique, vigilance éthique, discernement technologique et, avant tout, courage décisionnel.
Les compétences indispensables, selon Éric Pichet
Le Pr Éric Pichet à Kedge Business School a d’emblée souligné une transformation souvent oubliée mais fondamentale : le changement climatique. « Je pense quand même que la transformation climatique qu’on est en train de vivre aura également des conséquences très importantes », a-t-il rappelé, regrettant que cette dimension soit parfois occultée par les enjeux géopolitiques et technologiques.
Selon lui, au-delà des trois compétences traditionnelles – gestion, droit et comptabilité -, c’est la culture générale qui devient l’atout maître de l’administrateur moderne. « Ne vous focalisez pas trop sur l’aspect technique de votre métier parce qu’administrateur c’est un métier », insiste-t-il, rappelant l’évolution spectaculaire de cette fonction depuis les années ’90, époque où « il n’était pas d’usage qu’un administrateur pose des questions au conseil d’administration ».
Sa prescription est claire : lecture quotidienne d’un journal généraliste et d’un quotidien économique, complétée par un magazine international hebdomadaire. Cette discipline permet de « comprendre le monde dans lequel on évolue » et de développer cette pensée complexe indispensable pour naviguer dans la complexité contemporaine.
L’évolution structurelle du rôle, selon Moez Miaoui
Moez Miaoui, représentant de l’IFC (groupe Banque mondiale), a apporté une perspective historique éclairante sur l’évolution du métier d’administrateur. « Les crises et les scandales ont apporté ce changement fondamental et drastique du rôle de l’administrateur », explique-t-il, soulignant comment les régulateurs, poussés par l’opinion publique, ont progressivement renforcé les exigences.
Sa grille d’analyse repose sur trois piliers : les règlements et outils, la composition des conseils avec les compétences et la diversité nécessaires, et enfin la structuration avec les comités et les mécanismes de reporting. Si les deux premiers aspects évoluent positivement, c’est la structuration qui demeure le défi majeur, nécessitant « une sorte de maturation et de maturité » pour s’adapter aux contraintes externes.
Un constat préoccupant émerge de ses études : malgré l’ampleur des défis géostratégiques, la moitié des conseils d’administration ne les considèrent pas comme prioritaires, et 25% estiment que ce n’est pas du tout un sujet. Cette déconnexion entre les enjeux réels et la perception des administrateurs révèle un gap important dans l’efficience de nombreux conseils.
Sur la question cruciale de l’ESG, Miaoui propose une approche pragmatique en distinguant clairement RSE et ESG : « Pour nous, l’ESG est une thématique de risque. Cela représente des risques fondamentaux de l’entreprise ». Cette perspective permet d’éviter l’écueil de la simple conformité réglementaire pour faire de l’ESG un véritable outil de gestion des risques, intimement lié à la stratégie d’entreprise.
La révolution technologique, selon Alexandre Grux
Alexandre Grux, CPO de DiliTrust, a apporté un éclairage particulièrement pertinent sur les enjeux technologiques. Sa philosophie est pragmatique : « Il s’agit d’avoir une culture générale de ces technologies qui nous impactent particulièrement. Il ne s’agit pas de devenir physicien ou mécanicien, mais plutôt de comprendre ce qui est en train de se passer ».
L’évolution est fulgurante : depuis 2022, près de 90 modèles de langage (LLM) sont apparus, dont 50% proviennent de Chine. Cette révolution se distingue par son accessibilité universelle : « Cette IA-là est accessible à tous, elle est gratuite. On peut utiliser par exemple ChatGPT gratuitement, de vos enfants à vos parents ».
Pour Grux, l’administrateur doit d’abord être utilisateur pour comprendre les enjeux. Cette technologie pose des questions fondamentales de gouvernance : « Qui est responsable des décisions prises par l’IA utilisée par vos collaborateurs ? Est-ce que c’est les administrateurs, vos collaborateurs ou l’éditeur de la technologie ? ».
Les nouveaux enjeux géopolitiques, selon Karim Ben Kahla
PR Karim Ben Kahla, universitaire, a dressé un tableau sombre mais réaliste des défis géopolitiques contemporains. Il pointe trois problématiques majeures pour la Tunisie : l’absence de vision géopolitique claire malgré son caractère extraverti, le manque de compétences spécialisées en recherche géopolitique et l’isolement des entreprises face à ces enjeux.
Sa réflexion sur l’effondrement des mythes fondateurs est particulièrement frappante : après Hiroshima qui a remis en question le progrès par la science, les événements actuels au Moyen-Orient marquent, selon lui, l’effondrement du mythe du progrès par le droit international. Cette crise impacte directement la gouvernance d’entreprise, fondée sur l’idée de gestion par la loi et les normes.
Ses recommandations sont claires : développer une « pensée complexe » qui transcende l’expertise financière, créer de nouveaux comités spécialisés dans les grandes entreprises, et intégrer de nouveaux principes comme la résilience, la précaution élargie et l’autonomie stratégique.
Les dilemmes concrets de l’administrateur
Ben Kahla a également partagé une réflexion personnelle profonde sur les dilemmes quotidiens de l’administrateur indépendant. Premier dilemme : celui de la confiance, du contrôle et de la prudence, qu’il qualifie de « travail artistique ». Deuxième dilemme : celui de la prise de parole, entre indépendance critique et cohésion d’équipe. Troisième dilemme : la bonne distance entre implication opérationnelle et recul stratégique. Quatrième dilemme : l’articulation entre responsabilité individuelle et collective. Enfin, le défi ultime de l’indépendance véritable, non seulement vis-à-vis des parties prenantes, mais du système lui-même.
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