La finance mondiale au service des guerres sans fin
Et si la guerre n’était plus seulement l’échec de la diplomatie, mais aussi la réussite silencieuse des marchés financiers ? Dans un monde où les conflits ne sont plus des accidents, mais des variables intégrées aux modèles financiers, il devient urgent de comprendre comment la logique spéculative façonne les dynamiques de sécurité globale. Ce n’est pas une dénonciation, mais une mise en lumière : celle d’un capitalisme contemporain où la paix semble coûter plus cher que la guerre, où les armes ne sont plus seulement des instruments de dissuasion mais des actifs financiers à part entière, et où la géopolitique dialogue en permanence avec les stratégies d’investissement.
Ould Amar Yahya *

Dans un monde façonné par les flux de capitaux, les arbitrages budgétaires et les réseaux d’influence, une question s’impose : jusqu’où la finance internationale contribue-t-elle à entretenir la logique des guerres sans fin?
Défendre sans agresser : les dilemmes stratégiques
Certes, dans un monde où la souveraineté des nations peut être menacée par des agressions extérieures, développer une capacité autonome de production d’armements revêt une importance stratégique majeure. Ce n’est pas une fuite en avant militariste, mais un impératif moral, politique et économique : assurer la sécurité de ses citoyens, défendre les principes de liberté, protéger l’intégrité territoriale, dissuader toute velléité d’invasion et favoriser le développement économique. Lorsqu’une guerre est imposée, la capacité à se défendre avec efficacité devient une condition de survie nationale, mais aussi un acte de responsabilité à l’égard de l’ordre international. Dans ce contexte, produire des armes, c’est refuser la dépendance et affirmer que la paix, parfois, se construit aussi par la force de la dissuasion.
Le capitalisme de guerre : une mécanique bien huilée
Mais cette logique défensive ne saurait en aucun cas justifier que l’on déclenche ou prolonge des guerres à des fins lucratives. Faire de la guerre un simple vecteur de profit, une variable d’ajustement pour les dividendes, une mesure de relance pour l’économie, relève d’un cynisme insoutenable. Aucune courbe boursière, aucun rendement financier ne saurait compenser le chaos, les destructions massives, les vies humaines perdues ou les traumatismes durables que laisse derrière elle toute guerre inutile. Entre défense légitime et commerce de la mort, la frontière est fine, mais essentielle. Il est du devoir des États, des entreprises et des investisseurs de ne jamais la franchir.
Et pourtant, cette frontière est aujourd’hui largement brouillée. Depuis 2001, quand les bombes explosent, certaines courbes boursières montent. Dans le silence feutré des salles de marché, la guerre est perçue comme une opportunité. Car derrière les discours sur la paix et la diplomatie, un capitalisme de la guerre s’organise, porté par les plus puissants fonds d’investissement du monde. Une collusion d’intérêts se dessine : celle entre les stratégies d’allocation des grands fonds, la rémunération des dividendes et la perpétuation des conflits.
Trump face au complexe militaro-industriel
En septembre 2024, lors d’un rassemblement dans le Wisconsin, le candidat à la présidentielle Trump a vivement dénoncé cette collusion : «Je vais expulser les va-t-en-guerre. Nous avons des gens qui veulent faire la guerre tout le temps. Vous savez pourquoi ? Les missiles coûtent 2 millions de dollars pièce. Voilà pourquoi. Ils adorent larguer des missiles partout. Moi, je n’ai lancé aucune guerre… Je vais expulser les va-t-en-guerre de notre appareil sécuritaire national et mener un grand nettoyage du complexe militaro-industriel pour mettre fin au profit de guerre et toujours faire passer l’Amérique d’abord. Nous mettons l’Amérique d’abord. Nous allons mettre un terme à ces guerres sans fin. Des guerres sans fin, ça ne s’arrête jamais».
Si la campagne affichait une volonté de rupture, les décisions budgétaires prises une fois au pouvoir ont témoigné d’une continuité stratégique inattendue.
Trump devenu président a annoncé en mai 2025 un budget de la défense flirtant avec le seuil symbolique des 1 000 milliards de dollars (!), ce qui a suscité une avalanche de réactions et de critiques au sein de son propre camp au Congrès, au sein des milieux stratégiques et de la presse spécialisée.
Malgré ce budget faramineux, Roger Wicker, président républicain de la commission des forces armées du Sénat, a dénoncé une proposition qui risque, selon lui, «d’anéantir les capacités militaires américaines et le soutien à nos troupes». Mike Rogers, son homologue à la Chambre, a fustigé une «trajectoire budgétaire irréaliste». Susan Collins et Mitch McConnell, figures modérées et influentes, ont exprimé leurs réserves quant à l’usage d’«artifices comptables» pour faire illusion, prévenant que le Congrès ne saurait être «dupé par une ingénierie financière aussi instable».
Les consultants en défense mènent depuis un mois une campagne auprès des élus, expliquant que «la crédibilité de la puissance américaine est à ce prix».
Dans les médias et les publications proches du lobby militaire, les tribunes se multiplient pour alerter sur le «décrochage capacitaire» des États-Unis face à la Chine, à la Russie ou même à l’Iran. La Foundation for Defense of Democracies, fortement financée par l’industrie de l’armement, s’indigne : «On ne peut pas faire la paix par la force avec un modeste budget de paix». Ce refrain trouve un écho jusque dans les réseaux sociaux, où certains influents vétérans n’hésitent pas à qualifier ce budget de «trahison envers nos troupes».
Enfin, la réaction la plus révélatrice est le «silence» des marchés financiers. À l’annonce du budget, les titres de la défense ont peu réagi, signe que les investisseurs savent déjà que, quel que soit le chiffre affiché, les arbitrages réels se jouent ailleurs. Dans les commissions. Dans les comités restreints. Et dans ce triangle d’influence où la guerre est moins une nécessité qu’un modèle économique.
La guerre, ultime valeur refuge des fonds d’investissement ?
Le silence des marchés face à la montée en puissance des dépenses militaires révèle moins une indifférence qu’un ajustement structurel : celui d’un capitalisme qui intègre la guerre comme levier stable, mais économiquement questionnable. L’industrie de la défense, hautement concentrée et protégée par des contrats publics, opère en marge des logiques de marché, échappant à la concurrence et à l’allocation efficiente des ressources. Sa production, orientée vers la dissuasion, ne contribue que marginalement à l’innovation ou à la croissance civile.
Ce déséquilibre s’accompagne d’un arbitrage budgétaire risqué : en canalisant des ressources considérables vers des secteurs à faible rendement sociétal, il fragilise à terme l’investissement dans les infrastructures fondamentales de l’économie réelle. Cette logique, désormais renforcée par les flux de capitaux institutionnels orientés vers un secteur jugé résilient, accentue la tension entre impératif stratégique immédiat et soutenabilité économique de long terme.
Financiarisation stratégique du complexe militaro-industriel
Les fonds d’investissement sont les plus importants actionnaires de toutes les grandes entreprises de défense : Lockheed Martin, Raytheon, General Dynamics… Leur poids est tel qu’ils votent les orientations stratégiques, influencent les politiques ESG (Environnementales, Sociales et de Gouvernance), et orientent les flux de capitaux vers les secteurs jugés «résilients».
Ces fonds n’investissent pas par idéologie, mais par logique : la guerre, c’est du rendement prévisible. Les contrats publics sont massifs, récurrents, indexés sur l’inflation. Les marges sont solides. Et les besoins, depuis 2001, sont devenus structurels. Difficile de trouver un secteur plus protégé du cycle économique.
Dividendes record, morts invisibles
En 2023, Lockheed Martin a distribué environ 9,1 milliards de dollars en dividendes et rachats d’actions, Raytheon Technologies environ 3,24 milliards de dollars exclusivement en dividendes, et General Dynamics environ 1,35 milliard de dollars ; en 2024, les montants versés s’élèvent à environ 3,13 milliards de dollars pour Raytheon et 1,43 milliard de dollars pour General Dynamics, tandis que Lockheed Martin n’a pas encore publié de total annuel consolidé.
Mais au-delà des chiffres et des bilans financiers, un autre bilan s’impose : celui du coût réel des guerres.
Depuis 2001, les guerres en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen, au Pakistan, en Ukraine et au-delà ont engendré un coût global estimé à plus de 9 000 milliards de dollars. Ce fardeau colossal, majoritairement financé par la dette publique, représente non seulement une charge budgétaire intergénérationnelle, mais alimente aussi les dividendes d’un complexe militaro-industriel devenu structurellement dépendant de la guerre.
Mais le coût humain est encore plus vertigineux. Selon le Watson Institute, ces conflits ont causé entre 4,5 et 4,7 millions de morts, dont près d’un million directement sur les champs de bataille, et plus de 3,6 millions de morts indirectes liées aux déplacements forcés, aux famines, aux effondrements sanitaires. Ces chiffres dévoilent un paradoxe glaçant : alors que la guerre est devenue un levier budgétaire et un actif spéculatif pour les marchés, elle demeure un gouffre humanitaire aux conséquences irréparables.
Ce paradoxe est d’autant plus alarmant qu’il ne relève pas du hasard : il est entretenu, nourri et diffusé par un écosystème d’influence où les intérêts économiques dictent les récits stratégiques.
Think tanks et narratifs : une guerre des idées financée
Une analyse approfondie du Quincy Institute met en lumière une mécanique troublante au cœur du débat stratégique américain : la majorité des think tanks qui commentent les guerres sont financés par des fabricants d’armes ou leurs sous-traitants. Sur 27 institutions analysées, 21 reçoivent des fonds du complexe militaro-industriel, et 100 % des dix plus citées dans les médias entretiennent des liens financiers directs avec des acteurs de l’armement. Ce biais se traduit dans l’espace médiatique par une surreprésentation systématique : 85 % des citations d’experts dans la presse proviennent de ces think tanks, dont les analyses s’alignent majoritairement sur les intérêts économiques de l’industrie de la défense. Dans ce système, le financement privé façonne discrètement le discours public, tandis que près d’un tiers de ces institutions refusent même de divulguer leurs bailleurs de fonds.
Ce réseau d’influence tisse une alliance implicite entre les fonds d’investissement, les entreprises d’armement, les producteurs d’idées et les politiques. Il crée une symbiose singulière où la guerre devient une variable de croissance, et la paix, un risque pour les dividendes. Les experts relayés ne sont pas neutres : ils sont souvent liés aux intérêts financiers qui bénéficient du prolongement des conflits.
Trois géants détenus majoritairement par les fonds d’investissement
A titre d’exemple et pour ne citer que celles-ci, les trois grandes entreprises américaines d’armement Lockheed Martin, Raytheon Technologies et General Dynamics sont cotées à Wall Street, sur le New York Stock Exchange (NYSE)-la bourse de New York, l’une des plus grandes bourses au monde. Elles font toutes partie de l’indice S&P 500 (les 500 plus grandes capitalisations boursières), ce qui signifie qu’elles sont largement présentes dans les portefeuilles institutionnels et fonds indiciels – Exchange Traded Fund (ETF) qui répliquent la performance de cet indice boursier.
Lockheed Martin, symbole de la puissance militaro-industrielle américaine, est un géant incontournable dans le domaine de l’armement avancé et des technologies de défense. Son cœur d’activité gravite autour de l’aéronautique militaire avec des fleurons comme le chasseur furtif F-35 Lightning II, le F-22 Raptor ou encore les célèbres F-16 Fighting Falcon et le transport militaire C-130 Hercules. Mais Lockheed ne s’arrête pas là : il conçoit également des missiles de haute précision et à longue portée, à l’image du Trident II D5 (missile balistique intercontinental lancé par sous-marin), de l’AGM-158 JASSM (missile de croisière furtif) ou du PAC-3 MSE, intercepteur emblématique intégré au système Patriot. L’entreprise excelle aussi dans les systèmes de défense antimissile, les satellites militaires et les dispositifs de guerre électronique.
Au capital de Lockheed Martin, on retrouve une constellation des plus grandes institutions financières mondiales. State Street Corporation figure en première ligne, suivi de près par The Vanguard Group et BlackRock. D’autres acteurs majeurs comme Charles Schwab Investment Management, Geode Capital, Morgan Stanley et Capital World Investors composent également l’architecture actionnariale, illustrant le poids massif de la finance passive et de la gestion institutionnelle dans l’industrie de guerre.
Raytheon se positionne comme un maître d’œuvre global dans les systèmes d’armement de précision, avec une expertise reconnue dans les missiles, les radars, la défense aérienne, les capteurs avancés et la guerre électronique. Parmi ses créations les plus redoutées figurent les systèmes de missiles sol-air, les radars phasés, les solutions de contre-mesures électroniques embarquées, ainsi que des plateformes de détection sophistiquées utilisées dans les théâtres d’opérations les plus complexes. Raytheon est souvent au cœur de l’architecture de défense aérienne intégrée de nombreux pays de l’Otan et alliés des États-Unis.
Son actionnariat repose sur les piliers institutionnels de la finance mondiale. Vanguard et State Street, véritables mastodontes de la gestion passive, détiennent une part substantielle de l’entreprise, suivis par BlackRock, Capital Research, Dodge & Cox, ainsi que Merrill Lynch International. Cette présence dense des grands gestionnaires dans le capital de Raytheon témoigne de la rentabilité structurelle de la guerre dans les portefeuilles long terme.
General Dynamics se distingue par une capacité rare à couvrir l’ensemble du spectre de la guerre conventionnelle. Ses spécialités vont des systèmes terrestres — notamment les chars Abrams, les blindés Stryker et d’autres véhicules de combat — à la construction navale avec des sous-marins nucléaires et des destroyers pour la marine américaine. L’entreprise est également active dans la fourniture de munitions, de pièces d’artillerie et de systèmes d’information et de cybersécurité destinés à l’armée et aux agences de renseignement.
Le capital de General Dynamics est dominé par Longview Asset Management, suivi de près par The Vanguard Group et BlackRock. Newport Trust Company et State Street Corporation complètent ce noyau actionnarial. Cette composition reflète, là encore, une alliance solide entre le capital institutionnel et l’économie de défense, où la rentabilité s’appuie sur des contrats publics de longue durée, une demande stable, et une position stratégique dans l’appareil militaire américain.
Quand l’instabilité devient une stratégie d’investissement
Derrière les équilibres actionnariaux, c’est une architecture financière sophistiquée qui se déploie, où l’instabilité géopolitique cesse d’être une menace pour devenir une source anticipée de rendement. Dans ce paradigme inversé, la guerre n’est plus un choc mais un scénario intégré, valorisé pour sa prévisibilité budgétaire, ses marges garanties et sa capacité à structurer durablement les flux de capitaux.
La paix, quant à elle, devient un actif incertain, moins lisible pour les algorithmes de gestion. Désormais, les tensions mondiales alimentent les matrices d’allocation, transformant la guerre en variable stratégique — non pas subie, mais modélisée, arbitrée, et parfois implicitement souhaitée. Ce déplacement moral du capital appelle une reconfiguration urgente des critères d’investissement et des finalités géoéconomiques.
Ainsi se dessine, au croisement de la géopolitique et de la finance, une mécanique redoutablement rationnelle où la guerre, jadis tragédie, devient opportunité ; où la paix, hier horizon de progrès, se voit reléguée au rang d’anomalie risquée. Loin d’un simple dysfonctionnement moral, c’est l’architecture même du capitalisme contemporain qui est interpellée, dans sa capacité à distinguer création de valeur et destruction de sens. Face à la financiarisation croissante des guerres, il devient urgent de repenser les grilles d’évaluation, redéfinir les finalités de l’investissement, et restaurer l’exigence d’un rendement aligné non sur l’effondrement des nations, mais sur leur stabilité, leur dignité et leur avenir. Car si les marchés peuvent tout anticiper — y compris la guerre — il appartient aux sociétés humaines de choisir, lucidement, ce qu’elles veulent valoriser.
* Economiste, banquier et financier.
L’article La finance mondiale au service des guerres sans fin est apparu en premier sur Kapitalis.