Regard des autres et hypocrisie sociale │ Le vrai mouton à sacrifier
À chaque Aïd Al-Adha, la Tunisie se réveille au son du bêlement des moutons, entre traditions, dettes et contradictions. Mais au-delà du rituel, que sacrifions-nous réellement ? Et si le véritable mouton à égorger était notre attachement à l’image, au regard des autres, à des normes sociales vidées de leur substance ? (Ph. œuvre de Olfa Jomaa).
Manel Albouchi *

Le sacrifice d’Ibrahim de son fils unique, dans la tradition abrahamique, symbolise l’acte ultime de foi : renoncer à ce que l’on croit posséder, offrir ce que l’on aime à Dieu, et se détacher du monde matériel. Pourtant, dans la société tunisienne actuelle, ce récit semble avoir été renversé : on ne sacrifie plus pour Dieu, mais pour l’apparence.
L’Aïd Al-Adha devient spectacle. On s’endette pour acheter un mouton, on se dispute en famille, on partage des photos sur les réseaux sociaux, mais on oublie souvent l’essentiel : le sens intérieur du sacrifice.
Une hypocrisie collective bien rodée
Socialement, ne pas acheter de mouton est vu comme une honte, un manquement, une «sortie du rang». L’enfant est conditionné dès son plus jeune âge à associer fête, sang, viande et statut social.
Dans cette mise en scène collective, l’hypocrisie s’installe : on prie sans y croire, on sacrifie sans réfléchir, on célèbre sans aimer. Le Coran l’exprime clairement dans la sourate Al-Hujurat :
قالت الأعراب آمنا قل لم تؤمنوا ولكن قولوا أسلمنا ولما يدخل الإيمان في قلوبكم وإن تطيعوا الله ورسوله لا يلتكم من أعمالكم شيئا إن الله غفور رحيم
«Les Bédouins ont dit: ‘‘Nous avons la foi.’’ Dis: ‘‘Vous n’avez pas encore la foi. Dites plutôt: Nous nous sommes simplement soumis, car la foi n’a pas encore pénétré dans vos cœurs. Et si vous obéissez à Allah et à Son messager, Il ne vous fera rien perdre de vos œuvres.’’ Allah est Pardonneur et Miséricordieux.»
L’islam invite à la sincérité intérieure, mais notre société cultive le conformisme. Le rite devient refuge contre la honte, non chemin vers le divin.
L’habitus religieux
Le sociologue Pierre Bourdieu nous éclaire avec le concept d’habitus religieux : un ensemble de dispositions intériorisées qui nous poussent à agir «comme il faut» (كما يلزم), souvent sans questionner le sens profond.
L’Aïd, dans cette perspective, est moins un acte de foi qu’un automatisme social. Le rite devient gestuelle apprise, inscrite dans les corps, transmise de génération en génération sans conscience.
L’attachement comme prison
L’Aïd Al-Adha révèle une angoisse profonde : la peur de perdre l’appartenance. Derrière le refus de s’affranchir du mouton, se cache un attachement archaïque à la sécurité du groupe, au jugement parental intériorisé, à la peur du rejet.
Selon John Bowlby, l’attachement est vital à l’enfant, mais devient pathologique à l’âge adulte s’il n’est pas transcendu. L’adulte qui ne peut dire non au groupe, qui préfère s’endetter plutôt que de déplaire, n’est pas libre : il est prisonnier d’un lien infantile et il le transmet à la génération suivante.
L’offrande intérieure
Dans la tradition hébraïque, le mot «qorban» – קרבן – souvent traduit par sacrifice, vient de la racine – ק-ר-ב – qui signifie قرب se rapprocher. Le qorban est donc une offrande symbolique, un geste destiné à rapprocher l’humain de Dieu. Sa valeur numérique en hébreu est 352 peut aussi être décomposé en 300 (ש transformation) + 50 (נ passage, renaissance) + 2 (ב maison, dualité humain-divin) : le véritable qorban est un dépouillement pour habiter l’essence. Le vrai sacrifice est celui du désir de possession, pas celui du sang.
Dans la symbolique chrétienne, l’«Agneau de Dieu» représente le don ultime, non pas pour satisfaire un rite, mais pour incarner l’amour divin. Ici encore, le sang n’est que symbole c’est le cœur qui importe.
L’acte du sacrifice prend tout son sens quand il est intériorisé, vécu comme un renoncement sincère de l’ego. Le véritable sacrifice est celui de l’ego, et l’émancipation ne vient pas de la répétition du rite, mais du dépassement du Moi.
La nécessité d’une réforme de sens
Il est temps d’offrir à nos enfants un autre récit. Un récit où l’Aïd Al-Adha serait un moment de partage sobre, de prière sincère, de questionnement intérieur. Où l’on pourrait choisir de ne pas acheter de mouton, non par négligence, mais par lucidité.
Un récit où le plus grand sacrifice serait celui de l’ego, du masque social, du besoin compulsif de plaire.
L’islam est une voie de connaissance, pas une chorégraphie sociale. Osons redonner du sens à nos traditions, osons dire non à la mise en scène, osons dire oui à l’authenticité.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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