Pour Ă©voquer lâĂ©volution historique dâune ville et les diffĂ©rentes composantes de son patrimoine, trois formats sont gĂ©nĂ©ralement choisis pour les publications : la monographie, lâarticle qui aborde un sujet prĂ©cis et les actes dâune rencontre scientifique. Sâinscrivant hors de ces traditions, un livre, paru rĂ©cemment chez Nirvana (en coĂ©dition avec lâAssociation de Sauvegarde de la MĂ©dina de Bizerte) aborde le passĂ© de Bizerte et son patrimoine matĂ©riel et immatĂ©riel selon un format original, celui de la mise ensemble de contributions apportĂ©es par de nombreux auteurs, Ă maintes occasions trĂšs Ă©talĂ©es dans le temps.
Houcine JaĂŻdi *
A cette particularitĂ© de la genĂšse de lâouvrage sâajoutent dâautres caractĂ©ristiques dont le cadre de la prĂ©sentation initiale des travaux.
Lâouvrage, publiĂ© en arabe, au mois dâavril dernier, a pour titre ââBizerte, lâhistoire et le patrimoine ââ. Le sous-titre indique quâil sâagit de textes revus et introduits par le Pr Noureddine Dougui, universitaire spĂ©cialiste de lâhistoire contemporaine de la Tunisie, qui avait dĂ©jĂ signĂ©, il y a 25 ans, avec trois autres auteurs, un ouvrage publiĂ© par lâASM de Bizerte.**
Un fruit remarquable du travail associatif
Dans le nouveau livre, le lecteur trouve 49 contributions signĂ©es par 27 auteurs parmi lesquels 12 ont plus dâune Ă©tude dans lâouvrage. De ce point de vue, la palme revient au regrettĂ© HĂ©di Bouaita dont les six textes tĂ©moignent, de nouveau et Ă titre posthume, de sa brillante contribution Ă lâĂ©tude et Ă la documentation des monuments historiques de Bizerte et de sa trame urbaine.
Tous les textes rĂ©unis dans lâouvrage sont des contributions aux rencontres annuelles organisĂ©es par lâASM de Bizerte, depuis 1987, avec une rĂ©gularitĂ© qui ne sâest pas dĂ©mentie jusquâen 2010 et qui a repris depuis 2022 aprĂšs une longue interruption due aux alĂ©as de la vie politique nationale et locale. Ils ont pour objets lâhistoire et le patrimoine de la ville, matĂ©riel surtout mais aussi immatĂ©riel, pour une part moindre. Si toutes les participations aux assises annuelles dĂ©diĂ©es par lâASM Ă lâhistoire de la ville nâont pas Ă©tĂ© publiĂ©es dans lâouvrage, celui-ci nâen constitue pas moins un florilĂšge hautement instructif.
Avec cet ouvrage, lâASM de Bizerte, fondĂ©e en 1979, assurera, sans doute, une meilleure diffusion Ă des textes prĂ©cieux qui nâavaient Ă©tĂ© publiĂ©s que dans le cadre de brochures Ă diffusion surtout interne. Le mĂ©rite nâest pas mince tant les Ă©tudes et les tĂ©moignages sont de bonne facture et souvent trĂšs originaux de par les sources quâils mobilisent ou les approches qui les distinguent. Il sâajoute Ă dâautres actions remarquables de lâASM dont, par exemple, le rĂ©amĂ©nagement des aquariums abritĂ©s par le fortin de Sidi El Henni, avec toujours, en filigrane, un clin dâĆil pour le lien viscĂ©ral de la ville avec la mer.
A lâĂ©chelle nationale, ces actions sâinscrivent dans le mouvement engagĂ©, avec plus ou moins de bonheur mais toujours louable, des ASM, depuis la crĂ©ation de celle de Tunis en 1967, dans le double but de prĂ©server et de mettre en valeur le patrimoine (jusquâĂ son inscription au patrimoine mondial, dans certains cas) dâune part et de se lâapproprier dâautre part face au pouvoir tentaculaire des autoritĂ©s centrales. Lâeffort assidu de lâASM de Bizerte est dâautant bienvenu que le patrimoine monumental de la vieille ville, comme celui de la ville moderne, est, mis Ă part quelques exceptions, nâa pas les faveurs des institutions officielles en charge des biens culturels.
Il est Ă noter quâune autre planche de salut vient dâĂȘtre offerte au patrimoine de la ville par lâArmĂ©e nationale qui a inaugurĂ©, Ă Bizerte, il y a prĂšs de deux ans, un MusĂ©e de la Marine Tunisienne, trĂšs riche en objets et en documents dont beaucoup intĂ©ressent le patrimoine maritime de Bizerte et de sa rĂ©gion. Ce joyau, original jusquâau cadre insolite qui lâhĂ©berge, a comblĂ© lâabsence incomprĂ©hensible et indĂ©fendable de musĂ©es (de quelque nature que ce soit) dans la ville de Bizerte qui Ă©tait, Ă cet Ă©gard, un cas assez singulier, compte tenu de la concentration incessante des musĂ©es tout le long du littoral tunisien, particuliĂšrement bien dotĂ© en la matiĂšre par rapport aux rĂ©gions intĂ©rieures du pays.
LâĂ©conomie de lâouvrage, reflet de plusieurs considĂ©rations
Noureddine Dougui a judicieusement organisĂ© lâouvrage en 11 sections dont chacune regroupe de 3 Ă 6 contributions qui embrassent divers aspects de lâĂ©volution historique de la ville, Ă travers les Ăąges, en considĂ©rant le peuplement, lâĂ©conomie, lâĂ©quipement monumental et la contribution des Bizertins au mouvement national, Ă la vie syndicale et Ă la bataille qui a conduit Ă lâĂvacuation des forces armĂ©es françaises en 1963. Par son introduction et sa conclusion trĂšs Ă©clairantes ainsi que par la riche illustration trĂšs souvent inĂ©dite quâil a rĂ©unie, lâhistorien a apportĂ© des contributions essentielles qui sâajoutent aux Ă©tudes quâil a signĂ©es.
Toutes les Ă©poques historiques sont traitĂ©es dans lâouvrage. Mais le lecteur relĂšve, de prime abord, que la PrĂ©histoire nâa pas Ă©tĂ© abordĂ©e. Cela ne signifie Ă©videmment pas que la rĂ©gion de Bizerte nâa pas livrĂ© des vestiges prĂ©historiques. Des vestiges de cette catĂ©gorie ont dâabord Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©s dans les deux sĂ©ries de lâAtlas ArchĂ©ologique de la Tunisie dont la publication sâest Ă©talĂ©e de 1882 Ă 1932. En 1985, lâun des premiers fascicules de cet Atlas a Ă©tĂ© consacrĂ© Ă la rĂ©gion de Bizerte oĂč 35 gisements ont Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©s y compris dans les environs immĂ©diats de la ville. La primautĂ© chronologique de la rĂ©gion en matiĂšre dâactualisation des donnĂ©es sâest confirmĂ©e, de nouveau, avec la publication, en 1998, de la premiĂšre notice de La Carte Nationale des Sites et des Monuments Historiques , consacrĂ©e Ă la zone de lâOued Sejnane.
Mais, comme tous les sites qui ont connu une occupation humaine continue et marquĂ©e de surcroĂźt par de nombreuses destructions/reconstructions, la ville de Bizerte nâa pas rĂ©vĂ©lĂ© aux archĂ©ologues des tĂ©moignages consĂ©quents remontant aux temps prĂ©historiques. Il nâen reste pas moins quâune prĂ©sentation (souhaitable dans de futures publications de lâASM), de lâensemble des donnĂ©es qui concernent la PrĂ©histoire de la rĂ©gion de Bizerte Ă©clairera lâoccupation humaine dâavant les PhĂ©niciens.
Dans lâouvrage, la revue du passĂ© de la ville sâarrĂȘte Ă lâĂvacuation de Bizerte par les troupes françaises le 15 octobre 1963. Ainsi, lâhistoire contemporaine de la ville nâa pas Ă©tĂ© traitĂ©e pour la durĂ©e de deux gĂ©nĂ©rations suivantes. Ce choix rappelle celui qui a Ă©tĂ© retenu pour lâouvrage publiĂ© en 2000. AssurĂ©ment, il sâexplique, dans les deux cas, dâabord par la raretĂ© de la documentation accessible mais aussi par le manque de recul nĂ©cessaire au travail serein de lâhistorien. Ces deux contraintes devraient sâestomper avec le temps, ce qui ouvrira la porte Ă des Ă©tudes sâintĂ©ressant au passĂ© proche et pourquoi pas au temps prĂ©sent examinĂ© Ă la loupe des historiens.
Sur les 49 contributions publiĂ©es dans lâouvrage, lâAntiquitĂ©, qui reprĂ©sente prĂšs de la moitiĂ© de lâhistoire gĂ©nĂ©rale de la Tunisie, nâest reprĂ©sentĂ©e que par 4 textes soit moins de 10% du total. Cette portion congrue sâexplique largement par la destruction des vestiges antiques, leur ensevelissement sous les couches postĂ©rieures du bĂąti ou leur remploi surtout lorsquâil sâagit de pierre de taille ou dâĂ©lĂ©ments rĂ©utilisĂ©s dans le dĂ©cor architectonique de certains monuments de lâĂ©poque islamique.
Il est vrai aussi que les textes anciens (littĂ©raires et Ă©pigraphiques) et les vestiges antiques prĂ©servĂ©s (dĂ©couverts, pour la plupart, fortuitement, lors des grands travaux entrepris Ă la fin du XIXe siĂšcle et au dĂ©but du XXe siĂšcle) sont, malgrĂ© lâoriginalitĂ© et la grande importance de certains documents, rares au total. Mais de nouvelles dĂ©couvertes archĂ©ologiques ne sont pas Ă exclure.
Une ville qui compte parmi les premiĂšres fondations phĂ©niciennes du pays, puis colonie romaine depuis lâĂ©poque de Jules CĂ©sar, soit donc lâune des plus vielles crĂ©ations urbaines de la Tunisie Ă lâĂ©poque romaine, puis grand port dâexportation Ă la mĂȘme Ă©poque comme en tĂ©moigne une mosaĂŻque de la Place dite des Corporations Ă Ostie, lâavant-port de la Rome antique, devait ĂȘtre dotĂ©e de monuments en rapport avec sa taille qui ne devait pas ĂȘtre nĂ©gligeable.
Malgré toutes les destructions subies, certains monuments antiques pourraient avoir gardé des traces lisibles dans les couches profondes du sol de la ville. Seule la recherche archéologique préventive, dûment conduite, permettrait la mise au jour de ces traces archéologiques.
Par ailleurs la prospection mĂ©thodique des fonds marins tout le long du littoral bizertin ne manquera pas de rĂ©vĂ©ler de nombreux tĂ©moignages des activitĂ©s maritimes quâil a connues pendant plusieurs millĂ©naires. Mais force est de constater que lâarchĂ©ologie prĂ©ventive (qui est aux antipodes des dĂ©couvertes fortuites) et les recherches archĂ©ologiques subaquatiques qui ont permis, sous dâautres cieux, de rĂ©aliser des dĂ©couvertes aussi nombreuses que dĂ©cisives, sont encore embryonnaires dans notre pays pour des raisons qui tiennent aux ressources humaines et matĂ©rielles mais aussi aux cadres organisationnels.
Avec 4 contributions, lâhistoire mĂ©diĂ©vale nâest pas mieux lotie que lâhistoire ancienne. Cette proportion, qui sâexplique largement par la raretĂ© des sources, reflĂšte la marginalisation de la ville aprĂšs la conquĂȘte arabe. Mais pour le Moyen-Ăge, lâarchĂ©ologie prĂ©ventive pourrait rĂ©vĂ©ler de nouveaux documents.
Une multitude de monuments et la richesse de la documentation littĂ©raire, Ă©pigraphique et archivistique expliquent la part prise, dans lâouvrage, par les Ă©poques moderne et contemporaine qui totalisent respectivement 15 et 26 Ă©tudes. Mais ces nombres sont Ă attribuer aussi au dĂ©veloppement particulier, pour lâensemble de la Tunisie, des Ă©tudes relatives aux deux Ă©poques. Ajoutons que, pour lâĂ©poque contemporaine, les perspectives dâĂ©tude sont potentiellement bien grandes. Tel est le cas, par exemple, de lâĂ©tude du bĂąti (original et fragilisĂ©) de lâĂ©poque du Protectorat peu prĂ©sente dans lâouvrage alors quâelle connaĂźt en Tunisie, depuis quelques dĂ©cennies, un dĂ©veloppement remarquable, particuliĂšrement pour ce qui concerne la ville de Tunis. Ce nouvel engouement est nourri par la conviction que le patrimoine de lâĂ©poque du Protectorat français est tout autant tunisien que celui de toute autre Ă©poque et quâil est aussi chargĂ© de mĂ©moire post-coloniale.
La mer, naturellement au centre du livre
De lâAntiquitĂ© Ă lâĂ©poque contemporaine, les Ă©tudes regroupĂ©es dans le livre promĂšnent le lecteur dans des sujets trĂšs variĂ©s mais oĂč la mer est toujours prĂ©sente, souvent de maniĂšre directe et pour le moins en arriĂšre-plan qui explique lâhistoire et le patrimoine dans ses diffĂ©rentes composantes. Faut-il sâen Ă©tonner quand on sait Ă quel point lâhistoire de Bizerte a Ă©tĂ© Ă©troitement liĂ©e aux activitĂ©s maritimes tant civiles que militaires ?
Du choix du site par les PhĂ©niciens jusquâĂ lâamĂ©nagement des bases navale et aĂ©rienne ainsi que la crĂ©ation de lâArsenal sous le Protectorat français, en passant par les descriptions Ă©merveillĂ©es des gĂ©ographes et des voyageurs arabes, le duel hispano-ottoman du XVIe siĂšcle, lâapogĂ©e de la course au XVIIe et la curiositĂ© souvent intĂ©ressĂ©e des voyageurs europĂ©ens, la mer et lâexceptionnel systĂšme lacustre commandĂ© par Bizerte ont constituĂ©, pour la ville, un ancrage essentiel.
Comme pour sceller, dĂšs le dĂ©part et Ă jamais, le rapport organique entre la ville et le milieu aquatique, le nom antique de la ville, Hippo Diarrhytus dont dĂ©coule son appellation depuis le Moyen Ăge, prĂ©cisait dans sa deuxiĂšme composante (qui est grecque, occurrence rarissime dans la toponomie antique de la Tunisie) que la ville Ă©tait «traversĂ©e par les flots» dans une allusion claire au canal Ă deux branches qui la reliait au Lac de Bizerte.
Si ce lien fort entre Bizerte et la mer, appuyĂ© dans lâAntiquitĂ© par la fameuse lĂ©gende du dauphin, peut se retrouver ailleurs en Tunisie, certaines particularitĂ©s sont typiquement bizertines, comme le souligne Noureddine Dougui dans la conclusion de lâouvrage. Dans ce mĂȘme cadre, lâhistorien a soulignĂ© le fait que les activitĂ©s maritimes qui ont tant donnĂ© Ă Bizerte nâont pas, pour des raisons bien expliquĂ©es, engendrĂ© une capitalisation locale des richesses, qui aurait pu donner naissance Ă des Ă©lites socio-Ă©conomiques de poids.
A ces considĂ©rations sâajoute le fait que Bizerte a, depuis lâAntiquitĂ©, trĂšs probablement pĂąti de la concurrence de centres urbains non Ă©loignĂ©s tels que Utique si importante durant lâhistoire ancienne et les villes du «Sahel de Bizerte» (Ghar El Melh, Rafraf et Ras Jebel) satellisĂ©es par Tunis depuis lâĂ©poque moderne.
Pour la publication de ce beau et bon livre, les mĂ©rites de lâASM de Bizerte, du Pr. Dougui et des Ăditions Nirvana sont aussi Ă©vidents que louables. Mais sâil est donnĂ© Ă lâouvrage de connaĂźtre une deuxiĂšme Ă©dition, le lecteur apprĂ©ciera la contextualisation des communications en rappelant la date oĂč elles ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es pour la premiĂšre fois, la confection dâindices (noms propres, noms gĂ©ographiques et matiĂšres) qui faciliteront lâexploitation du contenu de lâouvrage. Une meilleure valorisation de la richissime documentation photographique nĂ©cessitera lâutilisation, au moins partielle, dâun papier au grammage adĂ©quat.
Comme tous les savoirs scientifiques, la connaissance historique progresse surtout par les apports cumulĂ©s grĂące aux recherches limitĂ©es Ă des sujets prĂ©cis, qui permettent, le moment venu, dâĂ©laborer de vastes synthĂšses.
Nul doute que lâouvrage, qui est lâobjet de ces lignes, constitue, autant par les rĂ©sultats quâil offre aux lecteurs que par les nombreux questionnements qui y sont formulĂ©s ici et lĂ , une contribution majeure Ă la quĂȘte du long passĂ© de Bizerte et des composantes de son riche patrimoine matĂ©riel et immatĂ©riel.
* Historien universitaire.
** Noureddine Dougui, HĂ©di Bouaita, Abdelouahed Braham et Mourad Ben Jaloul, Bizerte, identitĂ© et mĂ©moire, Bizerte, Association de Sauvegarde de la MĂ©dina de Bizerte, 2000. Une traduction en arabe de lâouvrage, signĂ©e par Hamadi Sahli, a Ă©tĂ© publiĂ©e en 2006.
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