Entre exil et silence │ Ces jeunes Tunisiens qu’on ne veut pas voir
Ils fuient un pays où ils ne trouvent plus leur place. En 2023, plus de 17 000 mineurs non accompagnés ont quitté la Tunisie, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Derrière ces départs, il y a un vide. Agressif, muet. Un vide affectif, symbolique, institutionnel. Et un mal qu’on ne veut pas nommer : la blessure du lien.
Manel Albouchi *

La Tunisie vit une hémorragie silencieuse. Pas seulement économique. Affectivement, socialement, symboliquement, nous perdons nos jeunes. Ils partent sans diplôme, sans soutien, sans récit pour se raconter. Ils partent parce qu’ils ont cessé d’espérer ici.
Et quand ils arrivent ailleurs à Lampedusa, à Lyon, à Berlin… que trouvent-ils ?
Des centres fermés, des numéros de dossier, des regards froids. Rarement une oreille. Rarement une main.
Ils fuient l’indifférence et trouvent une autre forme d’oubli. L’anonymat administratif, impersonnel, glacé.
Nos écoles, nos universités, nos institutions sont rarement pensées comme des espaces symboliques. Ce sont des lieux de tri, pas de reliance. De compétences, pas de contenance.
Et pourtant, ces jeunes ne demandent pas qu’on les sauve. Ils demandent un espace, une reconnaissance, un cadre psychique et symbolique.
L’histoire d’une famille… et d’un pays
Je les connais bien. Ils viennent me consulter. Ils parlent peu ou crient en silence.
Il y a ce père. Un homme sec, nerveux, enfermé dans une masculinité défensive. Il ne parle pas, il s’échappe. Il serpente les rues de Tunis, au volant de son taxi. Toute la journée. Toute la nuit. Comme s’il fuyait un foyer qui ne le reconnaît plus.
La mère, elle, est prisonnière du regard social. Tétanisée par la peur du jugement. Elle vit au rythme des non-dits. Une femme qu’on n’a jamais autorisée à être sujet.
L’aînée, elle, a fui. Vers les pays du Golfe. Elle envoie de l’argent. Elle tend la main et se retrouve à osciller entre sauveuse et victime.
Le garçon, lui, s’est noyé ailleurs : dans la drogue, dans les trottoirs d’Europe. Ses messages sont espacés. Sa voix, hachée par la honte.
La petite dernière, enfin, a choisi l’ordre : blouse blanche, Allemagne. Elle soigne des corps étrangers dans une langue étrangère. Mais dans ses valises, elle a ramené avec elle l’anxiété, dont elle a hérité. Pas seulement sociale, mais généralisée. Même à des milliers de kilomètres, la peur ne l’a jamais quittée.
Et moi, je les regarde. J’écoute les fragments. J’essaie de tisser quelque chose.
Ce n’est pas qu’une famille, c’est un miroir, une matrice, une mémoire collective éclatée.
Ce que les chiffres ne disent pas
En 2023, plus de 23 000 Tunisiens ont tenté la traversée de la Méditerranée (Frontex). Parmi eux, près de 30% sont des mineurs non accompagnés.
Une étude d’Al Forum (2024) révèle l’ampleur des ruptures identitaires chez ces jeunes et le manque cruel d’écoute institutionnelle.
En août 2024, un sondage TRT indiquait que 71% des jeunes Tunisiens (18–29 ans) veulent quitter le pays.
Selon Médecins du Monde, seul 1 mineur migrant sur 5 bénéficie d’un accompagnement psychosocial structuré.
Ces jeunes ne fuient pas que la pauvreté. Ils fuient l’indifférence, l’incohérence, l’absence de regard. Et ce qu’ils savent, même sans mots, c’est qu’ils ne comptaient déjà plus avant de partir.
Un enfant, même silencieux, sent ce qu’on ne dit pas. Il sait s’il est vu… ou simplement surveillé. Il devine si sa douleur peut exister, ou si elle doit se taire.
Le retour forcé : une violence sourde
Pour ceux qui sont expulsés, le retour est souvent vécu comme une chute brutale :
- Dépression, honte, perte de sens ;
- Rupture avec la famille ou la communauté ;
- Difficulté à se réinsérer dans un pays qui, lui, n’a pas changé ;
- Risque de re-migration clandestine, parfois par des voies encore plus dangereuses.
En tant que psychologue, je le constate : sans cadre d’accompagnement post-expulsion, on rejoue la même blessure d’abandon. La même perte de visage.
Il faut des lieux, des relais, des humains qui savent contenir sans sauver. Accueillir sans juger.
Et ici, que reste-t-il ?
Les psychologues ont déserté. Les médecins aussi. Les enseignants, fatigués, baissent les bras. Les penseurs se taisent. Beaucoup sont partis.
Et ici ? Souvent, ceux qui restent sont ceux à qui il ne reste plus rien. Ceux qu’on appelle les sans-espoir. Ceux pour qui l’espoir est devenu un luxe.
Quand les ressources économiques, affectives, éthiques s’effondrent, Monsieur, c’est la loi de la jungle qui s’installe.
Les plus rapides s’adaptent; les plus rusés fuient; les autres… sautent, parfois dans la mer. Pas par folie, par instinct. Parce que rester ici, c’est parfois mourir à petit feu dans un pays qui ne sait plus prendre soin de ses enfants.
Et moi, Monsieur, je l’écris. Parce que le silence est aussi une forme de violence.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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