Je conseille vivement dâaller voir lâexposition «100 ans dâamertume et un poisson dâespoir» de Souhir Hosni qui se tient jusquâau 21 juin Ă lâespace LâAire-libre Ă El Teatro. On y apprend lâessentiel, Ă savoir quâil ne suffit pas de maĂźtriser les formes : il faut habiter les fractures.
Manel Albouchi *
Jâai regardé⊠longtemps mĂȘme. Jâai Ă©coutĂ© mĂȘme le silence dâune atmosphĂšre comme on aime voir plus dans le monde culturel : calme, civilisĂ©e, respectueuse. Et ce que jâai ressenti, je vais tenter ici de le dire.
Quand lâintellect maĂźtrise la main
Les tableaux sont dans un surrĂ©alisme contenu, oĂč les figures flottent entre le rĂ©el et le rĂȘve dans un monde intĂ©rieur codifiĂ©; mais sans le dĂ©bordement.
Une peinture qui est belle, trop belle. Mais qui nâest pas Ă cent pour cent habitĂ©e, et qui malgrĂ© le bruit des couleurs⊠reste un peu silencieuse.
Lâartiste nâest pas descendu dans ses entrailles, elle peint encore avec la tĂȘte, lâĆil, la technique. Elle effleure la surface du symbole. LâĆil, le poisson, la spirale, le fĂ©minin sacré⊠sont lĂ et câest bien noble. Mais ces archĂ©types sont plus dans un symbolisme moderne, esthĂ©tique. On dirait quâils servent Ă protĂ©ger, Ă maĂźtriser, Ă sĂ©duire lâintellect au risque de faire de lâĆuvre un papier peint de sens.
Jâai vu un travail techniquement excellent. Une belle maĂźtrise des formes, une composition cohĂ©rente, une esthĂ©tique trĂšs klimtienne.
Un goĂ»t sans doute du dĂ©tail, du motif, du sacrĂ©. Mais quelque chose manquait. Et ce nâĂ©tait pas lâintelligence. Non plus le message. Ce quelque chose qui clochait, câest peut-ĂȘtre les tripes qui nâĂ©taient pas au rendez-vous.
On ne peut pas tricher avec lâombre
Ce nâest quâon entrant en contact avec sa propre souffrance que lâon est capable de comprendre celle des autres.
Et non, on ne peut pas tricher avec lâombre. Car lâombre sait quand tu dis vrai et quand tu fais semblant.
Elle sait quand tu racontes un trauma et quand tu utilises le symbole comme un bouclier. Elle sait oĂč se trouve la faille puisque câest de la faille que pĂ©nĂštre la lumiĂšre.
Lâartiste semble Ă©tĂ© dans une phase dâapprivoisement. Durant laquelle, elle nâa pas dĂ©signĂ© pas sur lâeffort. Un effort qui lui a valu une technicitĂ© que certains pseudo «artistes» ne possĂšdent pas.
Et elle a tout pour aller plus loinâŻ: lâintuition, la main, la mĂ©moire du corps.
De mon point de vue (un point de vue psychanalytique), le cadre est trop serrĂ©. Le moi crĂ©atif a encore peurâŻ: peur dâĂȘtre jugĂ©, peur de dĂ©cevoir, peur de perdre le contrĂŽle.
Le regard est présent. Mais est-ce un regard de discernement ou de défense? Un regard qui libÚre ou un regard qui enferme?
Un art qui séduit mais qui ne saigne pas
Alors, oui, les Ćuvres sont belles. Mais un chouia figĂ©es pour provoquer le frisson. Elles parlent, certes, mais ne crient pas. Elles montrent, mais ne se dĂ©nudent pas. Elles sĂ©duisent le regard cultivĂ©, mais pas le ventre.
La persona est indemne.
Lâenfant blessĂ© nâest pas mis en miettes.
On nâentend pas le cri.
Et pourtant, le potentiel est immense.
Lâartiste travaille des thĂšmes puissants : le fĂ©minin, la censure, la mĂ©moire du corps, la fragmentation de lâĂąme, le couple sacrĂ© qui a besoin de thĂ©rapie.
Mais le mental tient encore le pinceau en laisse. Et la douleur est apprivoisée.
CrĂ©er câest trembler
Lâartiste crĂ©ateur est plus quâun simple producteur dâobjets esthĂ©tiques. Câest un sujet en tension, engagĂ© dans une marche faite de dĂ©sidentification et de rencontre.
Lâartiste est arrivĂ©e au sommet de la premiĂšre pyramide, celle de Maslow. Celle qui est dans le visible et quâon enseigne dans les manuels de psychologie.
Et viendra un temps pour le dĂ©passement de soi. Car crĂ©er, câest faire vaciller ses fondations, abandonner ses protections, laisser le chaos envahir la forme. Car il ne suffit pas de maĂźtriser les formes : il faut habiter les fractures.
Lâartiste sincĂšre, dĂ©joue tous les automatismes, perturbe toutes les catĂ©gories, et fait surgir du vertige lĂ oĂč lâon exige de la cohĂ©rence.
Il refuse dâĂȘtre simplement dĂ©coratif, car il sait que tout art qui ne dĂ©range pas devient complice.
Lâart vivantâŻ?
Dans une sociĂ©tĂ© qui fige les symboles sous vernis et les douleurs sous silence, lâart est insurrection.
Mais peut-on crĂ©er sans offrir son cĆur en offrande? Peut-on parler dâart si on ne tremble pas en crĂ©ant? Si on ne traverse pas la honte, la perte, la peur de devenir fou⊠et la solitude?
LĂ est le seuil. Et câest Ă ce seuil que commence lâart vivant. Celui qui ne veut plus rien prouver. Celui qui ose Ă©chouer, qui ose dĂ©ranger, qui ose sâexposer. Pas pour faire seulement beau. Mais pour ĂȘtre plus authentique.
Le beau est un passage⊠nécessaire
Oui, câĂ©tait peu trop beau pour ĂȘtre vrai. Mais peut-ĂȘtre que câest nĂ©cessaire, au dĂ©but. Comme un passage obligĂ©. Comme un «pourquoi pas» avant le saut de lâange.
Oui je salue le courage de lâartiste, et tout lâeffort quâelle a fourni durant des annĂ©es pour arriver Ă cette technicitĂ©. Et, je crois en sa tĂ©nacitĂ© pour dire quâil viendra le jour, si Dieu le veut, que ça lui prendra encore plus dâeffort de lâ«unlearning» ou dĂ©sapprendre ce quâelle a appris.
Alors lĂ , oui. Lâart retrouvera sa fonction la plus noble: rĂ©sister au mensonge social, et rĂ©enchanter le monde.
LĂ , lâĆuvre nâaura plus besoin dâĂȘtre expliquĂ©e. Elle parlera toute seule. Et nous, on en sortira changĂ©s.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
Pour ceux qui veulent aller plus loinâŻ:
ââPsychologie de lâartiste crĂ©ateurââ de Nourredine Kridis.
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