Cet Iran qui divise lâĂ©lite tunisienne
Les Ă©lites tunisiennes politiques ou intellectuelles, ont en gĂ©nĂ©ral une constante, hĂ©ritĂ©e certainement du mouvement national, toutes obĂ©diences idĂ©ologiques confondues. Câest celle de se ranger systĂ©matiquement du cĂŽtĂ© des opprimĂ©s, des agressĂ©s, des faibles, surtout quand ils sont arabes, musulmans ou du tiers monde. Nous voulons parler aussi bien des peuples que des Etats. Cette constante est moins Ă©vidente, quand il sâagit de conflits entre peuples occidentaux, chrĂ©tiens ou mĂȘme orientaux non musulman. Peut ĂȘtre que câest la consĂ©quence dâune vision identitaire, marquĂ©e par lâarabo-islamitĂ©, mais mĂȘme les dirigeants de ces pays avaient rarement failli Ă cette rĂšgle Ă quelques exceptions prĂšs. LâIran qui vient dâĂȘtre agressĂ© par lâEtat sioniste ne semble pas bĂ©nĂ©ficier chez les Ă©lites tunisiennes de cette gĂ©nĂ©rositĂ© traditionnelle.
Il y a Ă©videment des raisons Ă cela, dont le fait que lâIran soit une thĂ©ocratie et de surcroit chiite.
Quâon le veuille ou pas notre substrat culturel reste baignĂ© par lâappartenance religieuse Ă la doctrine (madhab) sunnite malĂ©kite, dominante depuis le rĂšgne des aghlabides (800-909 ap J.C). Et ce sont prĂ©cisĂ©ment les chiites fatimides (909-969 ap J.C) qui renverseront cette dynastie sunnite, avant de quitter Mahdia pour aller fonder le Caire en Egypte pour imposer le rĂšgne du chiisme ismaĂ©lien.
Longtemps aprÚs les chefs religieux sunnites et les princes qui rÚgnent sur le pays mettront un effort gigantesque pour extirper le chiisme des fatimides, qui pour se venger enverront les hordes hilaliennes (XIIÚme), pour détruire et brûler le pays et en finir avec le royaume berbÚre mais sunnite des sanhagites ou Zirides (972-1014 ap J.C).
Ce traumatisme, condamnera Ă jamais dans lâinconscient collectif des Tunisiens, le chiisme. Et il garderont une mĂ©fiance lĂ©gendaire Ă lâĂ©gard de cette doctrine. MĂ©fiance entretenue bien sĂ»r par les imams malĂ©kites, qui considĂšrent le chiisme comme une hĂ©rĂ©sie et une dĂ©viation doctrinaire de « lâIslam pur » quâils sont censĂ©s reprĂ©senter. Ceci jusquâĂ la rĂ©volution iranienne, et lâinstauration de la RĂ©publique islamique dâIran par lâImam Rouhallah Khomeini, et dont la Constitution stipule clairement que lâEtat a pour religion le chiisme duodĂ©cimain.
Ghannouchi, en Khomeini tunisien
La mĂ©fiance extrĂȘme dâune grande partie de lâĂ©lite tunisienne, surtout moderniste, en plus de la question du substrat culturel que nous avons Ă©voquĂ©, cultive un rejet total de lâexpĂ©rience iranienne depuis lâavĂšnement du khomeynisme. Elle le manifeste actuellement Ă travers les rĂ©seaux sociaux, soit en signifiant que la guerre qui se mĂšne au Proche Orient entre lâIran et IsraĂ«l ne nous concerne pas, soit en rappelant la fĂ©rocitĂ© du rĂ©gime iranien dans la rĂ©pression de ses propres Ă©lites modernistes et surtout Ă lâĂ©gard des femmes, et lâatrocitĂ© avec laquelle les sentences de la charia sont appliquĂ©es.
Mais elle provient aussi de lâexpĂ©rience tunisienne de lâislam politique reprĂ©sentĂ© par Ennahdha, et son chef Rached Ghannouchi. En effet, les spĂ©cialistes de ce mouvement savent lâimpact dĂ©cisif de la rĂ©volution islamiste iranienne sur lâidĂ©ologie des islamistes tunisiens, dont ils se sont inspirĂ©s depuis la crĂ©ation du Mouvement de la tendance islamique, ancĂȘtre dâEnnahdha. RĂ©cemment
Ghannouchi, pour commĂ©morer lâanniversaire de la crĂ©ation de son mouvement, a Ă©crit une lettre de sa prison Ă ses adeptes oĂč il rappelle les fondements idĂ©ologiques de son mouvement. Lâon sent lâinfluence de lâexpĂ©rience iranienne, non quant aux fondements du dogme, mais surtout au niveau de la stratĂ©gie de prise du pouvoir. Bien que Ghannouchi soit un frĂšre musulman quant Ă la doctrine juridique, et donc sunnite, il poursuit le mĂȘme chemin, quoique par les urnes ou par la violence, qui mĂšne Ă lâinstauration dâune rĂ©publique islamique, rĂ©gie par la charia.
Rappelons-le, dĂšs la prise du pouvoir des islamistes tunisiens en 2011, Ghannouchi sâĂ©tait gardĂ© de prendre un poste officiel et a prĂ©fĂ©rĂ© jouer au « guide suprĂȘme » exactement comme un ayatollah. Ce qui lui a permis de diriger le pays en avalant toutes les forces politiques y compris modernistes, tout en poursuivant son but ultime, lâinstauration dâune forme de « Califat »; mais Ă travers des Ă©lections contrĂŽlĂ©es et une RĂ©publique de façade.
Dâailleurs les Iraniens avaient profitĂ© de cette âtransition dĂ©mocratiqueâ pour pousser leurs pions et accentuer le prosĂ©lytisme du chiisme duodĂ©cimains. Tout en renforçant leurs liens avec les diffĂ©rents gouvernements.
RĂ©cemment, il y a seulement quelques semaines, un colloque a Ă©tĂ© tenu sous lâĂ©gide du ministĂšre tunisien de la Culture sur la femme iranienne comme exemple dâĂ©mancipation sous le rĂ©gime des mollahs. Et ce, en prĂ©sence de la vice- prĂ©sidente iranienne, une thĂ©ologienne de renom dans son pays et une thĂ©oricienne du rĂ©gime. Une rĂ©action trĂšs violente des Ă©lites laĂŻques et modernistes du seul pays qui a interdit la polygamie, dans le monde arabo-musulman a dĂ» pousser les organisateurs Ă plus de discrĂ©tion mĂ©diatique.
Les Iraniens depuis leur rĂ©volution, ont toujours essayĂ© dâavoir une prĂ©sence en invitant souvent des intellectuels et autres personnes influentes tunisiennes, pour essayer de calmer lâardeur des Ă©lites laĂŻques tunisiennes et leur rejet total de leur modĂšle.
La guerre menĂ©e par lâEtat sioniste Ă Gaza contre le peuple palestinien et qui a abouti au gĂ©nocide actuel, et le soutien militaire, financier et politique de lâIran Ă Hamas, a changĂ© la donne, quant Ă la mĂ©fiance dâune partie des Ă©lites tunisiennes Ă lâĂ©gard de lâIran de Khamenei, comme pour le Hezbollah libanais qui apparaissait Ă ces mĂȘmes Ă©lites comme la seule force rĂ©sistante capable de combattre IsraĂ«l.
Dâautre part les islamistes tunisiens ne cachent plus leur soutien au rĂ©gime iranien, et sâinterdisent toute critique Ă son Ă©gard, quant il sâagit des droits de lâhomme, de lâĂ©mancipation de la femme et de la dĂ©mocratie. La guerre que lui livre lâEtat sioniste, et lâagression en cours contre un pays et un Etat souverain, lui donnent un surplus de lĂ©gitimitĂ© comme le vĂ©ritable dĂ©fenseur de la cause palestinienne. Dâautant plus quâil mĂšne un combat implacable contre lâennemi sioniste. MĂȘme les intellectuels, les plus critiques Ă lâĂ©gard du rĂ©gime des mollahs, ont dĂ» mettre en sourdine leurs griefs de peur dâĂȘtre pris pour des partisans de lâagression amĂ©ricano-israĂ©lienne et dâĂȘtre traitĂ©s de sionistes.
Le silence des droits de lâhommiste
Le silence des traditionnels professionnels des droits de lâhomme tunisien Ă lâĂ©gard de lâagression sioniste contre lâEtat et le peuples iraniens, est assourdissant quatre jours aprĂšs le dĂ©but des combats. Les partisans du rĂ©gime les accusaient dĂ©jĂ dâĂȘtres Ă la solde des puissances occidentales quand ils critiquaient la dĂ©gradation de la situation des droits de lâhomme en Tunisie. Leur silence actuel est considĂ©rĂ© comme une confirmation de leur subordination Ă leurs bienfaiteurs et financiers. Bien que les principales organisations qui les rassemblent aient auparavant soutenu la lutte des palestiniens contre leur gĂ©nocidaire, et quâils aient participĂ© Ă envoyer la fameuse caravane Soumoud pour casser le blocus. Sauf quâelle est stoppĂ©e en cours de route par le gĂ©nĂ©ralissime Haftar en Libye, proche de lâEgypte.
La guerre fait rage quoique dâune façon indirecte entre partisans et opposants au rĂ©gime politique actuel.
Dâautant plus que la Tunisie de KaĂŻs SaĂŻed est radicalement opposĂ©e officiellement Ă toute normalisation avec lâennemi sioniste et se range clairement du cĂŽtĂ© de lâIran. Cet alignement est la consĂ©quence dâun rapprochement opĂ©rĂ© officiellement depuis 2021 et la Tunisie est le seul pays au monde avec lâIran qui refusent lâexistence mĂȘme dâun Etat juif et la solution des deux Etats. Refus systĂ©matiquement rĂ©pĂ©tĂ© par le chef de lâEtat lui-mĂȘme et traduit diplomatiquement par les positions tunisiennes dans les deux organisations qui rĂ©unissent les pays arabes ou les pays musulmans. Ce qui a pour consĂ©quence lâaggravation de la fracture au sein des Ă©lites tunisiennes, dont une partie est pour lâapplication des rĂ©solutions de lâONU et lâinstauration dâun Etat palestinien sur une partie des territoires palestiniens avec JĂ©rusalem, comme capitale.
Le conflit irano-israélien actuel et quelque soit ses conséquences militaires et politiques va encore approfondir les clivages idéologiques et politiques au sein de cette élite déjà gravement divisée sur les questions de politique interne tunisienne.
Cette situation est nouvelle car de tout temps jusquâĂ ces derniĂšres annĂ©es, la question palestinienne Ă©tait la seule qui rassemblait toutes les parties et partis derriĂšre le peuple palestinien. Certes, la question iranienne, car bientĂŽt elle en sera une va peser encore davantage sur cette fracture pour lâapprofondir. La position officielle Ă©tant encore plus radicale dans son soutien Ă lâIran que celle de la dite sociĂ©tĂ© civile. Câest le paradoxe tunisien.
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