Lettre ouverte Ă lâattention de Mesdames, Messieurs les membres du Gouvernement : la Tunisie a aujourdâhui lâoccasion â et la responsabilitĂ© â de faire Ă©voluer son modĂšle de gestion des animaux errants. Non seulement pour le respect des animaux eux-mĂȘmes, mais aussi pour celui de ses citoyens, de ses enfants, de sa propre image.
Aya Bulaid *
Je mâadresse Ă vous en tant que citoyenne tunisienne et avocate spĂ©cialisĂ©e en droit du bien-ĂȘtre animal, afin dâexprimer une inquiĂ©tude profonde, que partagent aujourdâhui un grand nombre de nos concitoyens, face aux pratiques de gestion des chiens errants sur notre territoire.
Depuis plusieurs mois, des scĂšnes insoutenables se rĂ©pĂštent dans de nombreuses villes tunisiennes : des chiens sont abattus par balles, en pleine rue, sans anesthĂ©sie, sans encadrement vĂ©tĂ©rinaire, et parfois en prĂ©sence dâenfants. Ces images choquent, traumatisent, et instillent dans la population un sentiment de tristesse mĂȘlĂ© dâimpuissance et dâindignation.
Les enfants qui grandissent en voyant des chiens agoniser dans leur quartier nâapprennent ni la sĂ©curitĂ© ni la confiance, mais la peur et la violence. Les citoyens qui assistent, impuissants, Ă ces scĂšnes rĂ©pĂ©tĂ©es perdent foi en la capacitĂ© de lâĂtat Ă concilier efficacitĂ© et humanitĂ©.
Si la lutte contre certaines maladies zoonotiques comme la rage est une nĂ©cessitĂ© de santĂ© publique, tuer des animaux ne protĂšge pas les ĂȘtres humains. La prĂ©vention ne saurait reposer sur la destruction aveugle, mais bien sur une politique coordonnĂ©e, moderne et durable.
Des alternatives efficaces existent et sont appliquées ailleurs : campagnes de stérilisation à grande échelle, vaccination, création de refuges publics, encadrement de la détention des animaux de compagnie, éducation des citoyens à la cohabitation responsable.
Lâanimal nâest pas un danger en soi, mais le reflet de notre gestion. Tuer des chiens dans la rue nâĂ©limine pas le risque de rage : cela dĂ©place le problĂšme, entretient la peur, et dĂ©shumanise nos institutions.
Une telle approche, brutale et inefficace, ne rĂ©pond ni aux exigences dâune politique publique de santĂ© cohĂ©rente, ni aux principes de dignitĂ©, de justice et de durabilitĂ© qui devraient gouverner lâaction de lâĂtat.
Notre pays ne manque ni de compĂ©tences, ni dâalternatives, ni dâalliĂ©s sur le terrain. Ce qui lui manque, câest une volontĂ© politique claire de tourner le dos Ă des mĂ©thodes rĂ©pressives dĂ©passĂ©es, pour construire une rĂ©ponse moderne, Ă©thique et soutenable.
Le droit international apporte un cadre de rĂ©fĂ©rence : la DĂ©claration universelle sur le bien-ĂȘtre animal, soutenue par lâOrganisation mondiale de la santĂ© animale (Omsa), reconnaĂźt que les animaux sont des ĂȘtres sensibles, et quâils doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s de toute souffrance Ă©vitable.
La Tunisie est un pays de droit. La Constitution tunisienne de 2022 nâest pas silencieuse sur ces enjeux.
Lâarticle 47 prĂ©cise que «lâEtat garantit le droit Ă un environnement sain et Ă©quilibrĂ© et contribue Ă la protection du milieu» . Or, ce droit inclut nĂ©cessairement les relations que nous entretenons avec les ĂȘtres vivants qui partagent cet environnement.
Lâarticle 49 prĂ©cise que «lâEtat encourage la crĂ©ativitĂ© culturelle et soutient la culture nationale dans son originalitĂ©, sa diversitĂ© et son innovation, en vue de consacrer les valeurs de tolĂ©rance, de rejet de la violence et dâouverture sur les diffĂ©rentes cultures.»
Ce rejet de la violence, en sa forme constitutionnelle, doit ĂȘtre gĂ©nĂ©ralisĂ© et appliquĂ© Ă toute forme de vie prĂ©sente sur le sol tunisien.
Lâarticle 52 prĂ©cise que les droits de lâenfant sont garantis et que «lâEtat doit Ă©galement fournir Ă tous les enfants toutes les formes de protection sans discrimination et conformĂ©ment Ă lâintĂ©rĂȘt supĂ©rieur de lâenfant» .
Lâarticle 55 prĂ©cise quâ«aucune restriction ne peut ĂȘtre apportĂ©e aux droits et libertĂ©s garanties par la Constitution quâen vertu dâune loi et pour rĂ©pondre aux exigences dâun rĂ©gime dĂ©mocratique et en vue de sauvegarder les droits dâautrui ou pour rĂ©pondre aux impĂ©ratifs de la sĂ»retĂ© publique, de la dĂ©fense nationale ou de la santĂ© publique. Ces restrictions ne doivent pas porter atteinte Ă la substance des droits et libertĂ©s garantie par la prĂ©sente constitution, et elles doivent ĂȘtre justifiĂ©es par leurs objectifs proportionnels Ă leur justification. Aucune rĂ©vision ne peut porter atteinte aux acquis en matiĂšre des droits de lâHomme et des libertĂ©s garantis par la prĂ©sente constitution. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertĂ©s contre toute atteinte.»
Ainsi, la Constitution tunisienne impose Ă lâĂtat de fonder ses politiques sur les principes de justice, de solidaritĂ© et de dignitĂ© humaine. Ces engagements ne peuvent rester symboliques : ils doivent se traduire en actes, y compris dans notre rapport au vivant. Ă ce titre, il est aujourdâhui de votre responsabilitĂ© dâĂ©laborer une politique nationale de protection animale, encadrĂ©e juridiquement, administrativement et Ă©thiquement. Il en va de lâimage de la Tunisie, de la cohĂ©rence de sa politique de santĂ© publique, et du respect des valeurs fondamentales que partagent nos institutions et nos concitoyens.
Il est Ă©galement de notre devoir de rappeler que ces pratiques ont un impact psychologique majeur : les enfants exposĂ©s et qui grandissent en voyant des chiens agoniser dans leur quartier et du sang Ă mĂȘme le sol nâapprennent ni la sĂ©curitĂ© ni la confiance, mais la peur et la violence. Comment expliquer Ă un enfant que lâon tire sur un chien dans la rue, au nom de la santĂ© publique ?
Les citoyens assistent, impuissants, Ă des actes quâils ne comprennent pas, et perdent confiance dans les institutions censĂ©es les protĂ©ger et perdent foi en la capacitĂ© de lâĂtat Ă concilier efficacitĂ© et humanitĂ©.
Face Ă cette rĂ©alitĂ©, je me permets de formuler plusieurs propositions concrĂštes, rĂ©alistes et Ă©conomiquement viables, que lâĂtat peut mettre en Ćuvre Ă court terme :
â mettre un terme immĂ©diat aux campagnes dâabattage par armes Ă feu dans les lieux publics, et interdire toute mĂ©thode de mise Ă mort non conforme aux normes vĂ©tĂ©rinaires minimales;
â lancer un programme national de stĂ©rilisation et de vaccination ciblĂ©e des animaux errants, en partenariat avec les cliniques vĂ©tĂ©rinaires et les praticiens volontaires;
â Ă©tablir un cadre de coopĂ©ration formel avec les associations tunisiennes de protection animale, qui Ćuvrent depuis des annĂ©es avec sĂ©rieux, souvent sans aide ni reconnaissance;
â crĂ©er un fonds minimal de soutien public, en mobilisant les collectivitĂ©s locales, les dons privĂ©s, les partenaires Ă©trangers et les budgets municipaux dĂ©jĂ existants;
â mettre en place un registre numĂ©rique de suivi et de cartographie des populations errantes, via des outils simples, gratuits et accessibles aux services municipaux;
â adopter une loi-cadre sur la protection animale, qui rĂ©glemente la dĂ©tention dâanimaux de compagnie, interdit les mauvais traitements, et consacre les principes de prĂ©vention et de respect.
Loin dâĂȘtre utopiques, ces mesures sont appliquĂ©es avec succĂšs dans dâautres pays aux ressources comparables. Elles sont moins coĂ»teuses que les opĂ©rations rĂ©pĂ©tĂ©es de capture et dâexĂ©cution, plus efficaces sur le long terme, et surtout plus conformes Ă nos valeurs rĂ©publicaines.
La Tunisie a aujourdâhui lâoccasion â et la responsabilitĂ© â de faire Ă©voluer son modĂšle de gestion des animaux errants. Non seulement pour le respect des animaux eux-mĂȘmes, mais aussi pour celui de ses citoyens, de ses enfants, de sa propre image.
ProtĂ©ger les animaux, ce nâest pas affaiblir la sociĂ©tĂ©. Câest la renforcer.
Refuser la violence, ce nâest pas cĂ©der Ă lâĂ©motion, câest choisir lâintelligence.
Je vous appelle, Mesdames, Messieurs les membres du Gouvernement, Ă faire de cette question une prioritĂ© de sociĂ©tĂ©. Ensemble, agissons pour que la Tunisie montre la voie dâune gestion humaine, rationnelle et digne de son Ă©poque.
Je vous prie dâagrĂ©er lâexpression de ma haute considĂ©ration.
* Avocate â spĂ©cialisĂ©e en droit du bien-ĂȘtre animal (ayabulaidavocat@gmail.com).
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