Tribune – Retour du protectionnisme : Un nouvel horizon pour l’économie mondiale ?
Par Zouhaïr Ben Amor *
Pendant plusieurs décennies, les États-Unis ont été les principaux architectes d’un ordre économique mondial fondé sur le libre-échange et le libéralisme. De l’après-guerre à la chute du Mur de Berlin, en passant par l’ère de la globalisation accélérée dans les années 1990 et 2000, ils ont prôné l’ouverture des marchés, la déréglementation et la circulation sans entraves des biens, des capitaux et des idées. Mais aujourd’hui, ce même pays, autrefois apôtre du libéralisme global, semble faire machine arrière. L’Amérique se referme, relocalise, subventionne, taxe, érige des barrières.
Ce revirement spectaculaire n’est pas un épiphénomène. Il marque une inflexion majeure dans l’histoire économique contemporaine, et soulève une question fondamentale pour les pays émergents : faut-il, à leur tour, réactiver les politiques protectionnistes pour espérer reconstruire un tissu industriel, naguère mis à mal par la mondialisation ? C’est le cas de la Tunisie qui, après l’indépendance, avait amorcé une industrialisation ambitieuse, vite balayée par les vents de l’ouverture commerciale internationale. Ce moment de bascule mondiale invite à repenser les modèles de développement.
Les États-Unis : d’apôtres du libre-échange à adeptes du protectionnisme
L’hégémonie libérale américaine
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis imposent leur vision économique : celle d’un capitalisme ouvert et globalisé. Avec les accords de Bretton Woods (1944), ils créent le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt), ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), participe de cette architecture. L’objectif ? Faciliter les échanges et garantir un accès libre aux marchés.
Durant la guerre froide, la défense du libre-échange devient un instrument géopolitique. L’économie américaine, compétitive et dotée d’un appareil productif robuste, y trouve son compte. Mais avec le temps, notamment à partir des années 1980, une délocalisation massive s’opère : l’industrie se déplace vers l’Asie, notamment la Chine, tandis que les États-Unis se désindustrialisent et se spécialisent dans les services et la haute technologie.
Trump et le tournant protectionniste
L’élection de Donald Trump en 2016 marque une rupture : guerre commerciale contre la Chine, taxation des importations, dénonciation des accords commerciaux (Alena, TPP), retour au slogan «America First». Le protectionnisme devient un outil de reconquête industrielle, justifié par la perte d’emplois dans les classes moyennes blanches, la dépendance technologique et la montée des inégalités.
Biden : continuité ou retour au multilatéralisme ?
Sous Joe Biden, les méthodes changent, mais le fond demeure. L’État fédéral investit massivement dans la réindustrialisation : «Chips and Science Act» pour relancer les semi-conducteurs, «Inflation Reduction Act» pour soutenir la transition verte, relocalisation stratégique dans les secteurs sensibles. L’Oncle Sam devient protectionniste, mais à visage techno-climatique. La concurrence n’est plus libre et non faussée : elle est nationalement pilotée.
Tunisie : le rêve industriel des années 1960–1970 : un projet national ambitieux
À l’indépendance (1956), la Tunisie fait le choix de construire un État moderne, porté par un socle industriel. Inspirée par le modèle socialiste du tiers-mondisme (Yougoslavie, Égypte de Nasser), elle engage un processus de développement autocentré : création d’entreprises publiques, plan quinquennal, écoles techniques. Bourguiba et son équipe voulaient briser la dépendance coloniale.
Des usines sont implantées à Menzel Bourguiba, Kasserine, Gabès ou Sfax. Des secteurs entiers émergent : textile, cuir, transformation alimentaire, construction mécanique. L’objectif est de substituer des produits importés par une production nationale : c’est la politique de substitution aux importations.
Les premiers succès
Le chômage diminue, la production augmente, et l’État devient le premier employeur. La Sonede, la Steg, l’Ontt, les conserveries de tomates, les usines de textile ou de chaussure symbolisent cette Tunisie qui se met au travail. L’industrie devient un levier d’ascension sociale.
Les limites structurelles
Mais très vite, les fragilités apparaissent :
• Les équipements sont souvent importés, sans transfert de technologie.
• La formation reste insuffisante.
• L’économie est peu intégrée : l’industrie ne produit pas ses propres intrants.
• L’endettement extérieur augmente, notamment auprès des bailleurs occidentaux.
Ce modèle entre en crise à la fin des années 1970, sous l’effet combiné de la dette, du choc pétrolier, et de la pression des institutions internationales.
Le choc libéral et l’érosion du tissu industriel
L’ouverture imposée
À partir des années 1986-1987, la Tunisie, sous la houlette du FMI et de la Banque mondiale, adopte un programme d’ajustement structurel (PAS). La doctrine change : ouverture aux capitaux étrangers, privatisations, réduction des subventions publiques, convertibilité du dinar. Le pays s’aligne sur les normes de l’économie libérale mondiale.
Les droits de douane baissent drastiquement. Des accords de libre-échange sont signés (notamment avec l’UE en 1995). L’économie tunisienne devient une plateforme d’exportation à bas coût, notamment pour les entreprises européennes du textile.
Conséquences économiques et sociales
Ce virage n’est pas sans conséquences :
• De nombreuses entreprises publiques ferment ou sont privatisées.
• L’industrie locale, concurrencée par des produits importés bon marché, décline.
• La croissance est tirée par l’export, mais reste peu inclusive.
• Le chômage, surtout des jeunes diplômés, augmente.
• La dépendance aux marchés extérieurs devient structurelle.
L’expérience tunisienne illustre un paradoxe : l’ouverture n’a pas conduit à un développement autonome, mais à une forme d’insertion périphérique dans l’économie globale.
Le retour du protectionnisme dans le monde : une revanche du local
Une nouvelle donne géopolitique
Le Covid-19, la guerre en Ukraine et la montée des tensions sino-américaines ont rappelé aux pays industrialisés les dangers de la dépendance. L’Europe redécouvre le mot «souveraineté» : alimentaire, énergétique, industrielle. Des plans de relocalisation sont annoncés, notamment en France, en Allemagne, en Italie.
La Chine, de son côté, pratique un protectionnisme de fait : subventions, nationalisme économique, barrages réglementaires. L’Inde mise sur le «Make in India» pour développer ses capacités de production internes.
Dans les pays du Sud, une prise de conscience émerge. Le libre-échange n’est pas la panacée. La question du développement endogène revient sur la table. Même l’Afrique réfléchit à une zone de libre-échange continentale avec un volet protectionniste.
Protectionnisme intelligent ou nationalisme économique ?
Il ne s’agit pas d’ériger des murs, mais de bâtir des ponts durables :
• Protection temporaire des industries naissantes.
• Incitations fiscales à la production locale.
• Soutien à la recherche et à l’innovation.
• Préférence nationale dans les achats publics.
Un protectionnisme intelligent vise à stimuler la production nationale sans tomber dans l’autarcie inefficace. Il ne s’oppose pas au commerce, mais le rééquilibre.
Tunisie : reconstruire une stratégie industrielle nationale ?
Les atouts encore présents
La Tunisie dispose d’un capital humain jeune, relativement bien formé. Sa position géographique est stratégique : à deux heures de vol de l’Europe, aux portes de l’Afrique. Elle dispose d’une diaspora dynamique et d’un secteur privé agile. L’énergie solaire, la biotechnologie, l’agroalimentaire offrent des pistes prometteuses.
De nombreuses PME résistent encore, malgré un contexte difficile. Le pays possède également des infrastructures de base (ports, routes, réseaux) et une culture entrepreneuriale.
Ce qu’il faut changer
Pour réussir une nouvelle phase industrielle, plusieurs conditions sont à satisfaire :
• Une vision politique à long terme, portée par l’État mais partagée avec les acteurs économiques.
• Un cadre réglementaire stable et lisible.
• Une lutte sérieuse contre la corruption et l’économie de rente.
• Une réforme de l’éducation technique et professionnelle.
• Une politique douanière différenciée, protégeant certains secteurs.
Il ne s’agit pas de répéter les années 1970, mais de les adapter. Le monde a changé. L’industrie aujourd’hui est numérique, connectée, verte. La Tunisie doit construire un «protectionnisme d’intelligence», qui combine ouverture ciblée, soutien sélectif, et montée en gamme.
Conclusion : La boucle est-elle bouclée ?
Ironie de l’histoire : les États-Unis, qui ont imposé au monde le modèle du libre-échange, deviennent aujourd’hui ses premiers fossoyeurs. Cette volte-face interroge quant au bien-fondé des politiques imposées aux pays du Sud dans les années 1980 et 1990. La Tunisie, comme tant d’autres nations émergentes, a payé le prix fort d’une ouverture précipitée.
Mais l’heure n’est pas au fatalisme. Le retour du protectionnisme ouvre un espace de réflexion, et peut-être, d’action. Il s’agit moins de rejeter la mondialisation que de la réencadrer, de remettre l’industrie au cœur du développement, et de repenser les outils de souveraineté économique. Refaire l’expérience industrielle des années 1970 ? Oui, mais à la lumière des défis contemporains : écologiques, technologiques, et sociaux.
Le protectionnisme n’est pas une nostalgie, c’est peut-être, dans certaines conditions, une lucidité.
Z.B.A.
(*) Dr en biologie marine