Il y a, dans les visages épuisés des migrants, une énigme persistante. Ce n’est pas seulement la misère, ni même l’appel à l’aide. C’est autre chose : un déplacement du monde, une faille psychique. Ce que l’on appelle aujourd’hui «crise migratoire» n’est pas seulement un flux de corps en mouvement. C’est une confusion du sens. (Ph. Camp de migrants subsahariens à El-Amra, Sfax).
Manel Albouchi *
Les frontières ne sont pas de simples découpages géographiques. Elles sont des membranes entre les mondes, des structures d’intégration psychique, des seuils. Et chaque fois qu’on les traverse sans cadre, c’est un désordre plus profond qui s’installe : géopolitique, symbolique, psychique.
La visite d’Amy Pope, directrice de l’OIM, au palais de Carthage a ravivé une tension structurelle : comment articuler aide humanitaire, dignité des migrants et survie d’un État fragile ?
Le président Kaïs Saïed, en affirmant que la Tunisie ne deviendra ni un camp de rétention ni un sas migratoire pour l’Europe, a été jugé dur par certains. Mais il faut entendre ce qui se dit sous les mots : la Tunisie est un petit pays exposé, économiquement précaire, historiquement fragmenté, dont le tissu social ne peut absorber une pression migratoire incontrôlée sans s’effondrer.
Ce n’est pas un refus de l’Autre. Mais un rappel fondamental : tout seuil non nommé, non respecté, non traversé avec conscience, devient une intrusion. Une irruption brutale dans un espace sans consentement. Et ce qui aurait pu être rencontre devient effraction, blessure, mémoire traumatique.
La frontière est l’archétype du contenant
En psychanalyse, Didier Anzieu décrit le Moi-peau comme une interface vivante : la peau du corps devient métaphore de la frontière psychique. Elle contient, protège, limite, tout en permettant l’échange.
Transposé au plan collectif, la frontière nationale est à un peuple ce que la peau est au Moi : une enveloppe de cohésion. Sans elle, la nation devient poreuse à toutes les projections, tous les fantasmes, toutes les intrusions. Elle perd sa forme. Elle devient vulnérable, insécure, exposée.
Anzieu écrivait que lorsque le Moi-peau est fissuré, le sujet souffre d’angoisses de morcellement, de perte d’unité. Il en va de même pour les peuples. Une nation sans frontière intégrée souffre d’un trouble du contenant. Elle ne sait plus qui elle est, ni où elle commence.
Les risques psychiques d’une frontière effondrée
Lorsqu’un pays perd la symbolisation de ses limites géographiques, culturelles, politiques, ce ne sont pas seulement les institutions qui s’effondrent, mais aussi la psyché collective.
On peut alors observer :
- une montée généralisée de l’angoisse, du sentiment de débordement, d’impuissance;
- une prolifération des discours polarisants, clivants, paranoïaques;
- des projections massives sur l’Autre, vécu comme envahisseur ou menace,
- une dissociation du lien social, où la cohésion nationale devient un mirage.
Et en terme de troubles cela se traduit par :
- des troubles anxieux (TAG, phobies sociales);
- des troubles de l’adaptation (retrait, colère, sentiment d’injustice);
- des syndromes dépressifs liés à l’épuisement identitaire et à l’impuissance;
- des troubles post-traumatiques liés à la mémoire coloniale, aux guerres ou à l’exil;
- des troubles dissociatifs, perte de repères ou identification à des idéologies extrêmes.
Comme le Moi-peau individuel, la frontière nationale contient et protège l’imaginaire collectif. Sans elle, le risque est de voir surgir une société dissociée, fragmentée, incapable de penser l’accueil autrement que comme une blessure ou une invasion.
Poser une limite claire, juste, expliquée, ce n’est pas une fermeture pathologique. C’est un geste de santé psychique.
L’oubli des frontières naturelles est une faute historique
L’histoire nous a appris, encore et encore, que lorsque les frontières naturelles sont ignorées, cela engendre des catastrophes :
- Les accords Sykes-Picot ont redécoupé le Levant sans tenir compte des dynamiques tribales et spirituelles.
- Le traité de Lausanne a redéfini des États sans consultation des peuples.
- L’Afrique, morcelée par des lignes tracées au compas, n’a jamais guéri des fractures imposées.
Chaque fois, la carte a trahi le territoire. Et chaque fois, le chaos s’est répondu.
Une Tunisie encore vulnérable
La Tunisie est bordée de seuils naturels puissants : désert au sud, mer au nord, montagnes à l’ouest. Ces limites sont fondatrices. Les effacer revient à ouvrir un corps sans peau.
La France, l’Allemagne ou l’Italie malgré leurs crises internes, reposent sur des récits nationaux et disposent de structures solides, de souverainetés historiques, de marges de manœuvre.
Elles peuvent absorber des flux, ériger des frontières extérieures, externaliser leurs conflits. Elles peuvent choisir.
La Tunisie, elle, agit dans l’urgence, la peur et la fatigue. Elle n’a pas fini de construire son identité. Son récit national est encore fragile, hétérogène, saturé de blessures post-coloniales et de couches historiques non intégrées.
Son identité est encore en construction. Elle porte des couches historiques éparses, pas totalement unifiées. Et toute pression supplémentaire peut menacer cette structure inachevée.
Avec un peu de recul, il s’est avéré qu’accueillir tous les flux, toutes les formes, tous les récits, ce n’est pas de l’humanisme. C’est de l’abandon.
La terre sacrée
Le sol tunisien n’est pas neutre. Il est saturé de mémoire : punique, romaine, byzantine, arabe, ottomane, française. Une mémoire composite, parfois contradictoire, pas encore totalement digérée.
Le sol est sacré car il garde les morts. Il contient les pactes invisibles. L’ouvrir sans mesure, sans dialogue, sans reconnaissance, c’est briser cet équilibre. C’est faire de la terre un lieu sans fond.
La souveraineté ?
Ce qui se joue aujourd’hui dépasse le seul enjeu migratoire. Ce qui est enjeux est l’idée même de territoire sacralisé, de peuple conscient, de parole fondatrice.
La souveraineté n’est pas un geste de fermeture. C’est la conscience de ses limites, de son rythme. C’est le pouvoir de dire «Voici ce que je peux accueillir sans me perdre». C’est une maturité politique d’un peuple capable de différencier l’accueil du sacrifice.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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