Parmi les mythes les plus vivaces constitutifs de la pensĂ©e europĂ©enne, lâun est que la libertĂ© individuelle et son corollaire la citoyennetĂ© en tant que paradigmes sont issues de la GrĂšce. Un autre, que la dĂ©mocratie est nĂ©e Ă AthĂšnes. Un troisiĂšme, que les Grecs avaient toutes les raisons du monde de conquĂ©rir lâAsie aprĂšs lâinvasion de leur pays par les Perses au Ve siĂšcle avant lâĂšre Universelle (eU). Un rĂ©examen des donnĂ©es historiques montre lâinexactitude voire le mensonge que recouvrent de telles thĂšses.
Dr Mounir Hanablia *
Le fait est que la GrĂšce, morcelĂ©e en citĂ©s-Etats indĂ©pendantes liguĂ©es les unes contre les autres au grĂ© des circonstances, avait Ă©tĂ© fĂ©dĂ©rĂ©e par la conquĂȘte macĂ©donienne, qui avec le Roi Alexandre en avait menĂ© les armĂ©es en Asie contre lâEmpire Perse, et en Egypte, oĂč leur supĂ©rioritĂ© militaire sâĂ©tait confirmĂ©e. Il importe peu dâen retracer les Ă©tapes.
Alexandre rĂȘvait apparemment dâun empire universel qui fondrait les Grecs et les non Grecs dans une mĂȘme allĂ©geance envers sa personne puis sa descendance. Il dut donc adopter pour cela le systĂšme asiatique et Ă©gyptien de gouvernement fondĂ© sur la divinisation du Roi et lâabsolutisme royal.
Alexandre, un conquérant sanguinaire
Naturellement cela plaça Alexandre en opposition avec ses compagnons macĂ©doniens qui dĂ©siraient une place prééminente dans lâempire qui leur assurerait honneurs et richesses et ne dĂ©siraient nullement lâĂ©galitĂ© avec les barbares quâils avaient vaincus. Qui plus est, les Grecs, qui considĂ©raient les MacĂ©doniens comme des envahisseurs Ă©trangers, nâavaient pas de plus grande ambition que de rĂ©tablir les indĂ©pendances perdues de leurs citĂ©s.
Alexandre grĂące Ă un service de renseignements actif et efficace dĂ©joua les complots et en fit exĂ©cuter impitoyablement tous les participants, y compris ses plus proches amis. En brĂ»lant et dĂ©truisant PersĂ©polis dans une orgie sous lâeffet de la boisson, il dĂ©montra ainsi avoir Ă©tĂ© lâun des conquĂ©rants les plus sanguinaires de lâHistoire, qui sâĂ©tait plus souciĂ© dâĂ©tendre ses conquĂȘtes que dâapporter la civilisation.
Avec la mort dâAlexandre, Ă lâĂąge de 33 ans, il faut le prĂ©ciser, ses gĂ©nĂ©raux, quâon nomma les diadoques, ou successeurs (califes), au nombre de 8, dĂ©cidĂšrent le partage de lâempire. CâĂ©tait compter sans le dĂ©sir des citĂ©s grecques de recouvrer leur libertĂ©. Câest dâailleurs au nom de la libertĂ© grecque que Rome interviendrait prĂšs dâun siĂšcle plus tard pour vaincre la MacĂ©doine. Mais aprĂšs la mort dâAlexandre, une premiĂšre guerre qualifiĂ©e de Lamiaque vit lâĂ©crasement du soulĂšvement, aidĂ© par la peur de lâoligarchie grecque, qui par crainte du mouvement rĂ©volutionnaire accordant la citoyennetĂ© Ă ceux qui en sont exclus prĂ©fĂ©ra se ranger du cĂŽtĂ© des occupants macĂ©doniens plutĂŽt que perdre ses biens et ses privilĂšges.
Ensuite, aprĂšs 42 annĂ©es de guerres, trois royaumes Ă©mergĂšrent, celui de MacĂ©doine et de GrĂšce ou Antigonide, celui de Syrie, qualifiĂ© de SĂ©leucide, et celui dâEgypte appelĂ© Lagide. On les nomma hellĂ©nistiques, en signifiant par lĂ toute la civilisation hĂ©ritĂ©e de la fusion des Ă©lĂ©ments grecs et allogĂšnes.
Est-ce la rĂ©alitĂ© objective ou une simple vue de lâesprit tendant Ă confĂ©rer Ă la civilisation grecque un caractĂšre universel ?
Ces royaumes seraient conquis par Rome, constituant les frontiĂšres de son Empire Ă lâEst du bassin mĂ©diterranĂ©en. NĂ©anmoins, avant cela, le reflux avait commencĂ© puisque les autres royaumes hellĂ©nistiques macĂ©doniens Ă©tablis sur lâIndus, en Afghanistan et au Punjab, disparaissaient sous les coups des peuplades nomades iraniennes et turco-mongoles venues de la grande steppe centre asiatique, et que les Parthes, un peuple iranien, parti du Khorassan, rĂ©ussissait Ă reconquĂ©rir la totalitĂ© de lâIran et Ă Ă©tablir sa capitale, CtĂ©siphon, sur le Tigre, en MĂ©sopotamie, lâIrak actuelle.
Ainsi lâEuphrate, le nord de la Syrie, constituerait la frontiĂšre orientale que Rome hĂ©riterait du royaume SĂ©leucide et quâelle finirait par accepter entre son empire mĂ©diterranĂ©en et lâIran, câest-Ă - dire le monde centre asiatique. Il est important de le noter pour comprendre la vision gĂ©ostratĂ©gique euro-amĂ©ricaine contemporaine du Moyen-Orient, naturellement partagĂ©e par lâEtat sioniste, privant lâIran de tout accĂšs Ă la MĂ©diterranĂ©e.
Des régimes coloniaux ségrégationnistes
Mais y eut-il bien une rĂ©alitĂ© hellĂ©nistique? Bien sĂ»r, dans lâiconographie des livres traitant du sujet, on ne manque jamais de retrouver les fameux Bouddhas de Gandhara habillĂ©s Ă la grecque, pour apporter la preuve de la fusion des envahisseurs avec les peuples conquis. En rĂ©alitĂ©, celle-ci nâeut pas lieu. En Ăgypte Lagide lâEtat grĂ©co-macĂ©donien se substitua Ă celui des pharaons et les rois devinrent des dieux vivants Ă©gyptiens parce que cela renforçait leur pouvoir. Mais câest aux envahisseurs puis Ă leurs descendants que les terres, propriĂ©tĂ©s exclusives de lâEtat, furent distribuĂ©es, et on leur attribua mĂȘme le droit de rĂ©sider chez lâautochtone, qui fut soumis Ă la capitation, que lâislam adoptera des siĂšcles plus tard sous le nom de jizya .
Dâautres communautĂ©s, juive ou perse, ont Ă©tĂ© Ă©tablies en Haute Egypte. La sociĂ©tĂ© coloniale en Egypte Ă©tait sĂ©grĂ©gationniste, basĂ©e sur la race. Les Afrikaners dâAfrique du Sud nâauront Ă lâĂšre moderne rien inventĂ©. Lâintention du pouvoir Lagide en Egypte Ă©tait clairement dâamoindrir le poids Ă©conomique des autochtones majoritaires et de les entretenir dans un Ă©tat de pauvretĂ© et de dĂ©pendance Ă mĂȘme de les maintenir dans la servitude supposĂ©e empĂȘcher toute possibilitĂ© de rĂ©volte.
Câest donc un vĂ©ritable rĂ©gime colonial qui fut imposĂ© Ă la campagne. En ville, ce rĂ©gime acquit un caractĂšre sĂ©grĂ©gationniste puisque seuls les conquĂ©rants pouvaient sâĂ©tablir et acquĂ©rir les droits de la citĂ©, de participation Ă la vie politique. Alexandrie dâEgypte, la ville phare du monde, en constitue le meilleur exemple. Et fatalement, câest la langue et la culture grecques qui furent promues dans lâadministration.
Ainsi, si lâautochtone se trouva dans lâobligation dâapprendre et de pratiquer la langue de lâĂ©tranger, dans les Ă©coles qualifiĂ©es de gymnases, sa condition sociale ne sâen trouva que peu modifiĂ©e. Il ne faut pas chercher loin pour trouver la source dâinspiration du modĂšle colonial qui a prĂ©valu en AlgĂ©rie ou qui prĂ©vaut actuellement en IsraĂ«l, avec le plein assentiment des occidentaux, imprĂ©gnĂ©s de lâantĂ©cĂ©dent grĂ©co macĂ©donien. Dans le Royaume SĂ©leucide, si les franchises des citĂ©s grecques dâAsie mineure (Anatolie) ont Ă©tĂ© respectĂ©es, il semble quâune politique dâassimilation de lâautochtone, ait Ă©tĂ© tentĂ©e, afin de lui faire oublier ses coutumes ancestrales en lui faisant adopter celles de lâenvahisseur.
Cette politique en Palestine sâest heurtĂ©e au refus des prĂȘtres juifs, de considĂ©rer le roi comme une divinitĂ© redevable dâun vĂ©ritable culte, dâabandonner la circoncision, ou de manger du porc, afin de devenir semblables aux Grecs. Une vĂ©ritable guerre sâensuivit qui poussa les rĂ©voltĂ©s Ă proclamer le premier Etat juif non de la lĂ©gende mais de lâHistoire, qualifiĂ© de HasmonĂ©en, et Ă rechercher la protection de Rome.
Le cas des juifs mĂ©rite dâĂȘtre discutĂ©. La communautĂ© juive dâAlexandrie Ă©tait nombreuse, riche et puissante, au point de soutenir ClĂ©opĂątre III dans sa quĂȘte du pouvoir. Curieusement, lâHistoire prĂ©tend que la Bible fut traduite en grec dans cette ville. On peut dĂšs lors se poser la question de savoir si la Bible nâa pas Ă©tĂ© tout simplement rĂ©digĂ©e et compilĂ©e Ă Alexandrie en langue grecque, une ville Ă lâavant-garde de son temps, qui possĂ©dait le fond culturel, le savoir et le foisonnement dâidĂ©es nĂ©cessaires Ă la rĂ©daction dâun tel livre, qui serait plus tard traduit en hĂ©breu, et prendrait pour hĂ©ros lâensemble dâun peuple au lieu dâun personnage selon la coutume hellĂšne. En effet on a du mal Ă croire quâelle ait Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e Ă lâorĂ©e du dĂ©sert dans un village obscur des collines de JudĂ©e nommĂ© JĂ©rusalem.
Ainsi lâExode de MoĂŻse tel quâon le lit dans la Bible nâaurait Ă©tĂ© quâun manifeste lancĂ© aux Juifs dâAlexandrie, en butte aux guerres du pouvoir entre les pharaons Lagides frĂšres et sĆurs, et aux persĂ©cutions endurĂ©es pour avoir choisi un camp au dĂ©triment de lâautre, les invitant Ă quitter lâEgypte pour sâinstaller en Palestine.
En effet, comment expliquer lâapparition dans lâHistoire dâun Ătat juif surgi de nulle part en Palestine un siĂšcle plus tard, et luttant victorieusement contre les SĂ©leucides de Syrie?
Le ressentiment de lâautochtone moyen-oriental
En Iran, on a vu que la rĂ©action autochtone contre lâinvasion grĂ©co-macĂ©donienne a finalement prĂ©valu avec lâinstauration de lâEtat Parthe.
ĂcrasĂ©e en Egypte, avec lâaide des prĂȘtres Ă©gyptiens, soucieux de consolider leur position auprĂšs du roi, la rĂ©volte contre les conquĂ©rants fut donc victorieuse en Asie.
On prĂ©tend toujours quâil y eut bien une fusion qui sâest traduite dans le culte Ă©gyptien de SĂ©rapis, unissant conquĂ©rants et conquis, ainsi que dans la naissance de la doctrine nĂ©o platonicienne Ă Alexandrie, quelques siĂšcles plus tard, sous domination romaine.
Il nâen demeure pas moins quâen Asie et en Egypte les conquĂ©rants grĂ©co-macĂ©doniens et plus tard leurs successeurs romains nâont Ă©tĂ© que des Ă©trangers qui nâaccordĂšrent que rarement lâĂ©galitĂ© des droits aux autochtones, mĂȘme aprĂšs lâavĂšnement du christianisme, qui en quittant le judaĂŻsme essaya de fondre les Grecs et les non Grecs dans une mĂȘme communautĂ© qui ne serait redevable de culte quâau Dieu du Ciel et non Ă lâempereur reprĂ©sentant de lâautoritĂ© politique. Câest cela qui fit son succĂšs dans les diffĂ©rentes communautĂ©s puisque, ainsi quâon lâa vu, la GrĂšce Ă©tait Ă lâorigine une mosaĂŻque de citĂ©s Ă©tats libres auto administrĂ©es et fonciĂšrement antimonarchiques.
Mais lâavĂšnement du christianisme en tant que religion dâEtat ne mit pas fin au ressentiment de lâautochtone du Moyen-Orient politiquement et culturellement aliĂ©nĂ©. Les querelles christologiques ou marianistes au sein de lâEglise semblent en avoir Ă©tĂ© un reflet.
Câest dans ce contexte quâil faut situer lâapparition de lâislam dans une aire gĂ©ographique qui ne subit jamais le joug politique grĂ©co romain, tout en en subissant lâinfluence civilisationnelle. RenĂ© Grousset lâa appelĂ© la grande rĂ©volte de lâAsie. Sâil prit une forme arabe, avec le jeĂ»ne, le calendrier et le pĂšlerinage, il nâen demeure pas moins quâil vĂ©hicula des idĂ©es grecques dâunicitĂ©, de responsabilitĂ© individuelle, dâĂ©galitĂ© de droits, de devoirs envers la communautĂ©, de rĂšgles Ă©thiques, mais aussi inĂ©vitablement, dâaliĂ©nation de la femme, et de port du voile.
Lâinjustice des orientalistes europĂ©ens
Il faut se souvenir Ă cet effet que la femme la plus Ă©mancipĂ©e du Moyen-Orient Ă lâĂ©poque, selon les normes contemporaines, fut lâEgyptienne. Et il y a des ressemblances frappantes entre la Fitna et les guerres des Diadoques; tout comme le ProphĂšte Mohamed, Alexandre de MacĂ©doine nâavait pas dĂ©signĂ© dâhĂ©ritier, et ses compagnons finirent par sâaffronter.
Simplement aux droits issus de la naissance, de la race et de la citĂ©, irrĂ©cusables dans le monde grĂ©co-romain, lâislam substitua ceux issus de la foi, donc, au moins thĂ©oriquement, Ă©manant dâun choix.
On comprendra dĂšs lors lâampleur de lâinjustice des orientalistes europĂ©ens refusant de reconnaĂźtre Ă lâIslam des fondements issus de la civilisation hellĂ©nistique.
Au terme de la lecture de ce livre, on sâaperçoit que les GrĂ©co-macĂ©doniens ont Ă©tĂ© des colonisateurs de lâOrient dont ils ont adoptĂ© quelques-unes des coutumes les plus inacceptables Ă notre Ă©poque, quâelles se situent au plan politique Ă lâinstar de lâabsolutisme royal qui a conduit au despotisme byzantin qualifiĂ© de cĂ©saro-papisme, ou Ă celui des mĆurs, pour citer lâhorrible inceste, largement pratiquĂ© en Egypte et en Iran.
NĂ©anmoins, abstraction faite dâillusoires fusions culturelles que le rĂ©gime sĂ©grĂ©gationniste colonial instaurĂ© contre les autochtones nâa que marginalisĂ©es, il demeure lĂ©gitime de penser que sans les Etats hellĂ©nistiques dâEgypte et dâAsie, le monothĂ©isme que nous connaissons et les rĂšgles Ă©thiques qui en dĂ©coulent telles que la solidaritĂ© sociale et lâinterdiction de lâinceste, nâauraient probablement pas acquis lâimportance que nous leur reconnaissons aujourdâhui.
* Médecin de libre pratique.
ââLâimpĂ©rialisme macĂ©donien et lâhellĂ©nisation de lâOrientââ, de Pierre Jouguet, Ă©ditions Albin Michel, Paris, 23 fĂ©vrier 1972, 512 pages.
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