Les dĂ©fis commerciaux ne remettront pas en cause lâintĂ©gration Ă©conomique mondiale
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Ă©conomies avancĂ©es ont poursuivi la libĂ©ralisation des Ă©changes, considĂ©rant les marchĂ©s ouverts et la rĂ©duction des tarifs douaniers comme des piliers essentiels de la paix, de la prospĂ©ritĂ© et de lâintĂ©gration Ă©conomique mondiale. LâAccord gĂ©nĂ©ral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), puis lâOrganisation mondiale du commerce (OMC), ont institutionnalisĂ© cet agenda, contribuant Ă faire baisser les tarifs moyens mondiaux de niveaux Ă deux chiffres Ă des niveaux Ă un chiffre relativement bas. Ce mouvement sâest intensifiĂ© dans les annĂ©es 1980 et 1990, avec lâessor de la pensĂ©e Ă©conomique de lâoffre favorable au libre marchĂ©, la chute du rideau de fer, et une nouvelle vague de mondialisation.
Le monde a assistĂ© Ă une expansion rapide des chaĂźnes dâapprovisionnement mondiales, Ă lâintĂ©gration des marchĂ©s Ă©mergents, et Ă lâĂ©rosion progressive des barriĂšres commerciales â perçues comme des forces positives pour la croissance, lâefficacitĂ© et la stabilitĂ© des prix. Durant cette pĂ©riode, le commerce extĂ©rieur a vu son importance passer de 14,4 % Ă 25,2 % du PIB mondial.
Cette Ă©volution a commencĂ© Ă se fissurer avec la crise financiĂšre mondiale de 2008 et lâĂ©lection de Donald Trump en 2016, dont la doctrine « America First » a rĂ©introduit le protectionnisme au cĆur de la politique Ă©conomique amĂ©ricaine. Pourtant, bien que son premier mandat ait comportĂ© des droits de douane ciblĂ©s et des escarmouches commerciales â notamment avec la Chine â, la derniĂšre version de la politique commerciale de Trump marque une rupture bien plus radicale. Le 2 avril, jour dĂ©sormais surnommĂ© « Jour de la LibĂ©ration », Trump a dĂ©voilĂ© un vaste ensemble de droits de douane qui a choquĂ© les marchĂ©s mondiaux : les taux de droits de douane effectifs (ETR) des Ătats-Unis sont passĂ©s de 2,9 % Ă 27,99 %, avant dâĂȘtre modĂ©rĂ©s Ă 14 % aprĂšs plusieurs sĂ©ries dâexemptions. Cela reprĂ©sente tout de mĂȘme une augmentation considĂ©rable, rapprochant les tarifs amĂ©ricains de ceux des annĂ©es 1930.
Pour certains analystes et investisseurs, lâampleur et la brutalitĂ© de cette hausse tarifaire amĂ©ricaine ne signifient pas seulement un arrĂȘt de la libĂ©ralisation du commerce, mais peut-ĂȘtre la premiĂšre tentative systĂ©matique de la renverser. Toutefois, selon nous, malgrĂ© les dĂ©fis extraordinaires posĂ©s par la hausse des tarifs amĂ©ricains, plusieurs raisons nous incitent Ă lâoptimisme et Ă croire que lâintĂ©gration Ă©conomique mondiale restera rĂ©siliente face aux menaces actuelles de dĂ©mondialisation. Trois facteurs principaux soutiennent cette position.
PremiĂšrement, les objectifs et le mandat du nouveau paquet de droits de douane amĂ©ricains restent flous, augmentant les chances de rĂ©sistance de la part des principaux acteurs du marchĂ© et des institutions. Si la rhĂ©torique met en avant la rĂ©industrialisation et le nationalisme Ă©conomique, les cibles rĂ©elles de ces nouveaux tarifs sont ambiguĂ«s. Veut-on rĂ©duire le dĂ©ficit commercial, relancer lâindustrie locale, isoler les rivaux stratĂ©giques ou simplement augmenter les recettes fĂ©dĂ©rales ? Ces objectifs ne sont pas toujours compatibles. Par exemple, des droits de douane gĂ©nĂ©ralisĂ©s qui augmentent les coĂ»ts des intrants peuvent nuire aux fabricants et consommateurs amĂ©ricains, contredisant ainsi le discours de relocalisation. Par ailleurs, cibler les alliĂ©s risque dâentraĂźner des reprĂ©sailles diplomatiques et de compliquer la coordination sur des dossiers tels que lâisolement des concurrents stratĂ©giques ou lâaccĂšs aux matiĂšres premiĂšres critiques.
Les marchĂ©s ont vivement rĂ©agi Ă lâannonce des droits de douane du « Jour de la LibĂ©ration » : les rendements des bons du TrĂ©sor amĂ©ricain ont grimpĂ©, en raison des craintes dâun dĂ©sancrage des anticipations dâinflation et dâune perte de crĂ©dibilitĂ© de la politique Ă©conomique. Cela reflĂšte non seulement le scepticisme des investisseurs, mais crĂ©e aussi des contraintes Ă©conomiques rĂ©elles, car des coĂ»ts dâemprunt plus Ă©levĂ©s freinent la croissance et compliquent la politique budgĂ©taire. Ă lâinverse, les marchĂ©s ont fortement rebondi lorsque la nouvelle administration amĂ©ricaine a fait preuve de plus de souplesse et de pragmatisme en accordant des exemptions. En outre, la base juridique de ces droits de douane massifs pourrait ĂȘtre remise en question, la politique commerciale relevant traditionnellement du CongrĂšs, et lâusage extensif de justifications fondĂ©es sur la sĂ©curitĂ© nationale pouvant ĂȘtre contestĂ© devant les tribunaux. CombinĂ©es Ă une probable opposition judiciaire, parlementaire et du monde Ă©conomique, ces pressions renforcent la probabilitĂ© dâun retour Ă une approche plus pragmatique, avec davantage dâexemptions, de suppressions et dâaccords bilatĂ©raux rapides pour limiter les effets nĂ©gatifs.
DeuxiĂšmement, les droits de douane sont des instruments relativement grossiers dans un monde dĂ©fini par des chaĂźnes dâapprovisionnement complexes, le commerce numĂ©rique et la mobilitĂ© fluide des capitaux. Contrairement au milieu du XXe siĂšcle, oĂč les Ă©changes Ă©taient largement bilatĂ©raux et oĂč les produits Ă©taient fabriquĂ©s de bout en bout dans un seul pays, les rĂ©seaux de production actuels sont profondĂ©ment fragmentĂ©s et mondiaux. Un seul produit peut traverser plusieurs frontiĂšres au cours de son assemblage, diluant ainsi lâeffet Ă©conomique visĂ© par des tarifs spĂ©cifiques Ă un pays. Les entreprises multinationales savent sâadapter rapidement, en rĂ©organisant leurs approvisionnements, en redirigeant leurs expĂ©ditions ou en absorbant les coĂ»ts via des stratĂ©gies de prix internes. Le rĂ©sultat : les droits de douane Ă©chouent souvent Ă relocaliser rĂ©ellement la production, tout en augmentant potentiellement les coĂ»ts pour les consommateurs et entreprises locaux.
En outre, des outils de gestion comme les prix de transfert, les montages fiscaux et lâarbitrage juridictionnel permettent aux multinationales de rĂ©duire lâimpact financier des droits de douane. En pratique, les entreprises trouvent des solutions plus rapidement que les dĂ©cideurs politiques ne peuvent faire appliquer les rĂšgles. Plus lâĂ©conomie mondiale est interconnectĂ©e, plus il est difficile dâimposer un protectionnisme sans provoquer de lourds dommages collatĂ©raux.
TroisiĂšmement, si les Ătats-Unis Ă©rigent des barriĂšres, le reste du monde va globalement dans la direction opposĂ©e. De lâUnion europĂ©enne (UE) Ă lâAsie en passant par lâAmĂ©rique latine, la plupart des grandes Ă©conomies continuent de considĂ©rer le commerce ouvert comme essentiel Ă leur modĂšle de croissance â et poursuivent activement une intĂ©gration plus poussĂ©e. Des exemples rĂ©cents incluent le Partenariat rĂ©gional Ă©conomique global (RCEP) en Asie, les accords commerciaux en expansion de lâUE avec les partenaires sud-amĂ©ricains (Mercosur) et indo-pacifiques, ainsi que la Zone de libre-Ă©change continentale africaine. Ces activitĂ©s hors Ătats-Unis reprĂ©sentent 73 % du PIB mondial et 87 % des flux commerciaux, renforçant un systĂšme commercial multipolaire capable de rester dynamique mĂȘme sans leadership amĂ©ricain.
Le retrait des Ătats-Unis pourrait mĂȘme accĂ©lĂ©rer la coopĂ©ration entre autres pays, ceux-ci cherchant Ă se prĂ©munir contre les chocs protectionnistes et Ă prĂ©server lâaccĂšs aux marchĂ©s. Par consĂ©quent, les entreprises mondiales pourraient de plus en plus sâorienter vers des pĂŽles alternatifs disposant de cadres commerciaux plus stables, rĂ©duisant lâattraction exercĂ©e par les tarifs amĂ©ricains.
En rĂ©sumĂ©, bien que lâampleur des mesures tarifaires amĂ©ricaines rĂ©centes soit sans prĂ©cĂ©dent â mĂȘme aprĂšs plusieurs sĂ©ries dâexemptions â les forces qui soutiennent lâintĂ©gration Ă©conomique mondiale demeurent solides. La pression des marchĂ©s, les contraintes juridiques, la capacitĂ© dâadaptation des entreprises, ainsi que lâengagement continu des grandes Ă©conomies Ă maintenir lâouverture, suggĂšrent que la mondialisation nâest pas en train de reculer, mais plutĂŽt de se redĂ©ployer gĂ©ographiquement et de se rĂ©orienter.
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