Zawali, la belle allégorie tunisienne de la pauvreté
La pauvreté est le pire et le plus ancien des fléaux. Si notre patrimoine culturel ne peut pas nous aider à éradiquer la pauvreté économique, il a démontré sa très grande efficacité à la «digérer» socialement. Démonstration par l’évolution du concept passe-partout de «zaouali». (Ph. Kais Saïed est souvent présenté comme le président des « zawali »).
Med-Dahmani Fathallah

Sans être un pays riche, la Tunisie n’est pas non plus considéré comme un pays pauvre. En 2023, elle se classait 114e sur l’échelle de la richesse des 197 pays du monde.
Cependant, selon un rapport réalisé par le Centre tunisien de recherches et d’études sociales (Cres), en association avec l’Unicef, le taux de pauvreté en Tunisie aurait augmenté entre 2015 et 2021, avec des inégalités marquées entre les différentes régions du pays. Ceci est d’autant plus surprenant qu’il révèle une inversion de la tendance positive avec la baisse d’environ 4% du taux de pauvreté enregistrée en 10 ans, passant de 20,5% en 2010 à 16,6% en 2021, tandis que le taux de pauvreté extrême aurait été réduit de moitié sur la même période passant de 6% en 2010 à 2,9% en 2021.
Au-delà des aléas statistiques, l’histoire de la Tunisie nous apprend que cette terre a connu des périodes d’opulence et de plénitude économique comme celle du royaume antique de Carthage et l’Etat Aghlabide au Moyen-âge ou alors un enrichissement individuel durant la période allant du XVIIe au début du XIXe siècle.
En réalité, les richesses de la Tunisie ont été régulièrement pillées pendant de longues périodes de son histoire et la pauvreté dans toutes ses formes y a souvent sévi. Mais malgré la conjugaison des crises économiques et de la pauvreté, la Tunisie a été et sera toujours riche de son patrimoine historique unique et ses remarquables ressources humaines comme en témoigne son indice de développement humain. Ces deux ressources ont donné lieu à un riche capital culturel dont fait partie le dialecte tunisien.
Une allégorie tunisienne de la pauvreté
Cette langue vernaculaire, puissant outil d’expression et de communication culturelle, se retrouve dans la musique, le théâtre et le cinéma. Il est aussi utilisé dans la poésie populaire et les proverbes, et reflète la réalité sociale et culturelle du pays. Et c’est donc naturellement qu’il a donné naissance à une allégorie tunisienne de la pauvreté, en instituant le terme «zawali» pour évoquer le dénuement et la pauvreté, désigner les personnes ayant des emplois informels ou mal rémunérés, et qui ne bénéficient pas d’un minimum de confort, en sommes les personnes indigentes.
Le terme qui, phonétiquement, appuie la lettre w,واو provient de l’arabe classique zawālī (زوالي), qui désigne une personne pauvre ou démunie. L’étymologie de ce terme remonte à la racine arabe زول (z-w-l), qui signifie «disparaître» ou «s’éclipser». Cette racine est associée à l’idée de déclin ou de chute, et par extension, elle désigne une personne qui est dans une position sociale inférieure, souvent en raison de la pauvreté.
Le zawali est une personne qui vit dans des conditions économiques modestes, voir précaires. Le terme est souvent utilisé pour qualifier quelqu’un qui appartient à une classe sociale inférieure, avec peu de ressources matérielles, et qui est perçu comme vivant une vie difficile, luttant pour joindre les deux bouts.
En dialecte tunisien l’expression «Ena Zawali» (Je suis zawali) traduit un sentiment de frustration. Selon le contexte, elle peut exprimer une complainte : «Je suis un laissé-pour-compte» ou «Je suis un homme du peuple». Le mot zawali est profondément ancré dans le dialecte et la culture tunisiens. C’est en quelque sorte un marqueur d’identité sociale et culturelle. Il met en valeur la créativité linguistique du peuple et est généralement utilisé dans des contextes informels, entre amis, en famille ou entre des pairs. Il existe même un patronyme Zaouali, que portent dignement des familles tunisiennes, pas nécessairement pauvres.
«Je suis zawali» est une expression où l’émotion côtoie l’humour et le sarcasme, pour faire face à des situations difficiles ou frustrantes. C’est un exutoire linguistique exprimant, selon le contexte, le mécontentement ou la résignation. C’est une manière de naviguer entre les hauts et les bas de l’existence avec humour et résilience.
Mais au-delà de sa connotation économique, le mot «zawali» a des implications sociales. Le «zawali» est une personne qui se perçoit ou est perçue comme étant en dehors du «mainstream» ou des normes sociales de confort et de réussite. Il traduit la stigmatisation et l’exclusion sociale : les «zawali» peuvent être stigmatisés en raison de leur statut socio-économique. Ils sont perçus comme les «perdants» de la société, et cette perception les marginalise davantage, étant perçus comme des personnes ayant échoué à intégrer les canaux de la réussite sociale.
Il est intéressant de constater que les aléas socio-économiques et les dynamiques culturelles ont fait évoluer le concept de «zawali». Ainsi, dans le contexte de précarité économique et du chômage que vit le pays depuis des décennies, particulièrement dans les régions de l’intérieur, les «zawali» sont les premiers à être confrontés à la précarité de l’emploi, sans protection sociale, ce qui peut avoir des répercussions sur leur niveau de vie.
Les «zawali» ont des difficultés à accéder aux services de qualité, qu’il s’agisse de santé, d’éducation ou de logement. Ce qui renforce la fracture sociale et accentue les inégalités au sein de la société. Cette Inégalité d’accès aux services, en plus des difficultés à gravir par les échelons sociaux, sont vécues par les «zawali» comme une grande injustice.
A l’origine de cette injustice se trouve l’économie de rente qui plombe les dynamiques économiques dans le pays depuis des décennies. Ce système, qui favorise les intérêts d’une minorité de privilégiées, est un aboutissement de la féodalité qui a régné dans le pays depuis des siècles.
En dépit de ses connotations négatives, le terme «zawali» peut aussi être porteur d’espoir, en créant un sentiment de camaraderie et de compréhension mutuelle parmi les gens qui se perçoivent ainsi. En se disant «zawali», on se connecte mieux avec les autres pour créer des liens de solidarité sociale face aux difficultés de la vie. L’entraide dans les contextes sociaux précaires crée une certaine résilience, et permet de passer des caps économiques difficiles.
Un «zawali» peut cacher un «mhaf»
Le «zawali» serait donc une personne fondamentalement bonne, un bon samaritain qui a le cœur sur la main et stoïque de surcroît. La Bible ne dit-elle pas «Le riche est sage à ses propres yeux, mais un pauvre intelligent le démasque.»
Cependant une évolution contemporaine du concept a commencé à se manifester chez nous. De plus en plus de gens auxquels ne s’appliquent pas les critères classiques du «zawali» n’hésitent pas à revendiquer ce statut. On se revendiquant «zawali», sans l’être tout à fait, on cherche l’empathie, on se fond dans la masse et on se protège de la convoitise.
Il y a un autre terme du riche dialecte tunisien moins poétique mais qui exprime la nécessite de se débrouiller coûte que coûte, c’est celui de «sallektha» devenu courant parce qu’étroitement associé au «zawali» et qui signifie littéralement : «Je me suis débrouillé, mais ne me demandez pas comment.»
Le«zawali» qui peut dire «sallektha» serait un petit requin qui tire son épingle du jeu sans faire trop de bruit. C’est un «mhaf», un débrouillard, mais aussi un petit malin qui peut être fourbe parfois. La pauvreté est le pire et le plus ancien des fléaux. Si notre patrimoine culturel ne peut pas nous aider à éradiquer la pauvreté économique, il a démontré sa très grande efficacité à la «digérer» socialement.
* Millenium 3 advisory.
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