Crises sociales, montĂ©e des extrĂȘmes, domination des Ă©lites : lâOccident nâa plus le monopole du progrĂšs dĂ©mocratique. Il est temps pour la Tunisie dâassumer sa propre voie, souveraine et participative.
Adlen Kamoun *
La dĂ©mocratie est un mode dâorganisation permettant au peuple de confier la direction de la nation Ă ses reprĂ©sentants Ă©lus. Si lâOccident aime en revendiquer lâinvention, ses racines sont bien plus anciennes : dĂšs 4000 ans avant notre Ăšre, les SumĂ©riens disposaient de formes de dĂ©libĂ©ration collective.
Organiser la dĂ©mocratie implique trois espaces distincts : lâexpression politique (choix entre des projets), le cadre lĂ©gislatif, et lâexĂ©cutif. Mais la dĂ©mocratie Ă©volue avec la conscience collective et les technologies.
Depuis 2011, en Tunisie, beaucoup rĂȘvent dâun simple copier-coller du modĂšle français ou occidental. Pourtant, comme sur dâautres sujets, nous dĂ©fendons une autre approche : penser notre propre voie dĂ©mocratique.
Historique et transformations du modÚle démocratique
Au XIXe siĂšcle, lâĂ©ligibilitĂ© politique sâest Ă©largie non par pur idĂ©al dĂ©mocratique, mais sous la pression de groupes sociaux organisĂ©s: presse, loges maçonniques, rĂ©seaux Ă©conomiques. Le suffrage universel a Ă©tĂ© pensĂ© pour intĂ©grer les nouvelles classes tout en contrĂŽlant leurs aspirations.
En Tunisie, le Pacte Fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 montrent que notre monde arabo-musulman avait engagĂ© ses propres rĂ©formes dĂ©mocratiques avant lâimitation occidentale.
AprĂšs 1945, la structuration politique reposait sur des clivages profonds: capital/travail, gauche/droite. Ce modĂšle, consolidĂ© par la Guerre Froide, a servi aussi les intĂ©rĂȘts stratĂ©giques des puissances occidentales, plutĂŽt quâun idĂ©al dĂ©mocratique universel.
En Tunisie, Bourguiba fut soutenu tant quâil garantissait la stabilitĂ© et un libĂ©ralisme contrĂŽlĂ©, indĂ©pendamment de toute exigence dĂ©mocratique rĂ©elle.
Depuis 2008, les clivages traditionnels se sont effacĂ©s au profit dâune politique Ă©motionnelle : engagement par causes, mouvements de foule via rĂ©seaux sociaux, crowdfunding. La dĂ©mocratie est devenue plus fluide, mais aussi plus instable.
En 2017, lâĂ©lection de Donald Trump aux Ătats-Unis et dâEmmanuel Macron en France marque lâeffondrement des partis classiques. Les citoyens ne votent plus pour des programmes structurĂ©s, mais pour des figures qui captent lâair du temps.
En Tunisie, KaĂŻs SaĂŻed a incarnĂ© ce rejet des partis en rĂ©cupĂ©rant lâaspiration Ă une souverainetĂ© morale sans passer par les structures politiques traditionnelles.
Critique du modÚle démocratique occidental
Longtemps Ă©rigĂ© en modĂšle universel de gouvernance, le systĂšme dĂ©mocratique occidental montre aujourdâhui des signes clairs de dĂ©rive oligarchique et de dĂ©litement structurel. DerriĂšre lâapparente pluralitĂ© Ă©lectorale et le formalisme institutionnel, se cache une concentration toujours plus forte du pouvoir entre les mains de lâĂ©lite Ă©conomique.
Aux Ătats-Unis, une Ă©tude de Gilens & Page (2014), Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens, rĂ©vĂšle que sur 1 723 lois promulguĂ©es entre 1997 et 2017, environ 80% favorisaient les 20% les plus riches. Moins dâune centaine de lois ont eu un impact tangible sur les classes moyennes ou les populations dĂ©favorisĂ©es, confirmant lâhypothĂšse que les Ă©lites Ă©conomiques orientent majoritairement les politiques publiques.
En Europe, les dynamiques sont similaires. En France comme au Royaume-Uni, lâalternance politique nâa pas enrayĂ© la montĂ©e des inĂ©galitĂ©s ni le dĂ©mantĂšlement progressif de lâĂtat social. Comme lâa montrĂ© Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siĂšcle (2013), la croissance des inĂ©galitĂ©s de patrimoine et de revenus est dĂ©sormais structurelle : le capital croĂźt plus vite que le revenu du travail, accentuant la concentration des richesses dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre.
En 2019, selon Oxfam, 2 153 milliardaires dĂ©tenaient Ă eux seuls 60% des richesses mondiales. En 2023, ce chiffre est montĂ© Ă 2 760 milliardaires concentrant 70% des richesses. La pandĂ©mie du Covid-19, loin de corriger ces dĂ©sĂ©quilibres, les a aggravĂ©s : les marchĂ©s financiers ont continuĂ© Ă sâenvoler pendant que des millions de travailleurs perdaient leurs emplois. Les grandes fortunes ont captĂ© lâessentiel des plans de relance.
La France illustre crĂ»ment ce paradoxe. En 2023, les 10% les plus riches dĂ©tiennent plus de 50% du patrimoine national, tandis que 10 millions de citoyens vivent avec moins de 1 000 euros par mois. Pire encore, pendant la crise sanitaire, les milliardaires français ont vu leur fortune croĂźtre de 30%, accaparant prĂšs de 80% des aides publiques (Oxfam France, 2022). Le modĂšle dĂ©mocratique semble produire ce quâil prĂ©tend combattre : lâinĂ©galitĂ©, lâinjustice, et la marginalisation.
Ă cette crise sociale sâajoutent les tensions politiques. La montĂ©e des extrĂȘmes, lâattrition de la participation Ă©lectorale, la dĂ©fiance envers les mĂ©dias montrent un systĂšme Ă bout de souffle. Dmitry Orlov (Les cinq stades de lâeffondrement, 2013) dĂ©crit ce processus de dislocation des institutions, dĂ©jĂ visible en Occident.
Ce qui est en crise, ce nâest pas lâidĂ©e de dĂ©mocratie, mais sa captation par les Ă©lites Ă©conomiques. Repenser la dĂ©mocratie implique de revenir Ă sa racine : le pouvoir du peuple pas celui des marchĂ©s.
Typologies des organisations politiques
La culture politique dominante au XXe siĂšcle sâest fondĂ©e sur une logique organisation-centric, centrĂ©e sur des structures institutionnelles rigides : partis traditionnels, associations loi 1901, syndicats classiques, think tanks Ă©litistes, et entreprises politiques «verticalisĂ©es». Ces entitĂ©s fonctionnent selon une logique hiĂ©rarchique et descendante : le citoyen est invitĂ© Ă choisir entre des structures existantes, avec cette question implicite en filigrane : «Quelle organisation me convient le mieux?»
Cette approche, hĂ©ritĂ©e du fordisme organisationnel et des partis de masse du XXe siĂšcle (voir Panebianco, Political Parties: Organization and Power, 1988), tend Ă reproduire les mĂȘmes logiques dâentre-soi, de verrouillage des carriĂšres militantes et de dĂ©connexion vis-Ă -vis des prĂ©occupations populaires. Dans ce modĂšle, les programmes sont rĂ©digĂ©s par des cercles restreints dâexperts ou de responsables, puis diffusĂ©s vers la base militante et lâĂ©lectorat, souvent sans rĂ©el mĂ©canisme de feedback.
En Tunisie, cette logique a largement prĂ©valu depuis 2011, avec une multiplication des partis sans base idĂ©ologique forte, souvent fondĂ©s autour dâun leader ou dâun intĂ©rĂȘt Ă©lectoral ponctuel. Les partis traditionnels nâont pas su renouveler ni leur lien au terrain, ni leurs pratiques internes. Cette culture politique fermĂ©e est aujourdâhui largement rejetĂ©e par une jeunesse en quĂȘte de participation directe et dâimpact concret.
Ă lâopposĂ©, une nouvelle logique Ă©merge : celle dâune People Centric Culture, câest-Ă -dire une culture centrĂ©e sur les citoyens, leurs aspirations, leurs imaginaires et leur capacitĂ© dâagir. Le cĆur de cette dynamique repose sur une question radicalement diffĂ©rente : «Quelle Tunisie souhaite rĂ©ellement le peuple?», une interrogation qui ne postule plus la primautĂ© de la structure, mais celle du projet collectif.
Cette approche sâinspire des mouvements de dĂ©mocratie dĂ©libĂ©rative (Fishkin, 2009), de gouvernance collaborative (Ansell & Gash, 2008) et des pratiques issues des civic tech : plateformes de consultation citoyenne, budgets participatifs, assemblĂ©es locales ouvertes, intelligence collective territoriale, etc. Elle donne la prioritĂ© Ă la co-construction, Ă lâĂ©coute active et Ă la dĂ©centralisation des processus dĂ©cisionnels.
Perspectives et risques futurs
Lâavenir politique sera sans doute façonnĂ© par des formes dâexpression de plus en plus protĂ©iformes : communautĂ©s citoyennes agiles, collectifs numĂ©riques dĂ©centralisĂ©s, plateformes Ă©lectorales flexibles, coalitions Ă©phĂ©mĂšres autour de causes spĂ©cifiques.
Ces nouvelles dynamiques traduisent une volontĂ© profonde de se rĂ©approprier lâespace public, en dehors des structures partisanes classiques. Elles ouvrent la voie Ă une dĂ©mocratie plus fluide, rĂ©active et horizontale. Cependant, cette fluiditĂ© peut aussi se transformer en fragilitĂ©. Les structures Ă©mergentes sont particuliĂšrement vulnĂ©rables aux manipulations externes, Ă la dĂ©pendance financiĂšre vis-Ă -vis dâacteurs internationaux, ou Ă des instrumentalisations idĂ©ologiques.
Le rĂŽle de lâOpen Society de George Soros, par exemple, dans la structuration de rĂ©seaux associatifs post-rĂ©volutionnaires en Tunisie, interroge sur les limites dâune dĂ©mocratie influencĂ©e par des agendas exogĂšnes (Herman & Chomsky, Manufacturing Consent, 1988). LâingĂ©nierie sociale opĂ©rĂ©e par des fondations transnationales, souvent au nom des «droits humains» ou du «dĂ©veloppement dĂ©mocratique», soulĂšve des questions cruciales de souverainetĂ© culturelle, politique et stratĂ©gique.
Face Ă ces risques, notre responsabilitĂ© collective est de redĂ©finir les modes dâexpression politique Ă partir de nos propres fondations civilisationnelles. Il ne sâagit pas de rejeter lâinnovation dĂ©mocratique, mais de lâancrer dans un imaginaire propre, nourri par notre histoire, notre pensĂ©e politique et nos dynamiques sociales contemporaines. La choura, les jamaĂąs de gouvernance locale, les formes de solidaritĂ© communautaire, ou encore les expĂ©riences constitutionnalistes tunisiennes du XIXe siĂšcle (comme la Constitution de 1861), sont autant de ressources oubliĂ©es quâil nous faut reprendre, adapter, moderniser, laĂŻciser.
Il nous faut construire un avenir politique en harmonie avec les aspirations des jeunes gĂ©nĂ©rations, tout en renouant avec lâessence participative et morale de notre culture politique. Cette approche vise Ă garantir une reprĂ©sentation authentique, autonome et rĂ©siliente, capable de rĂ©sister aux vents dominants du nĂ©olibĂ©ralisme global et de bĂątir un avenir fondĂ© sur la justice, la souverainetĂ© et la dignitĂ©.
* Initiative Intilaq 2050.
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