La Tunisie s’apprête à commémorer, mercredi, les évènements du 9 avril 1938.
Gravés dans l’inconscient collectif des Tunisiens, ces évènements ont été officiellement baptisés au lendemain de l’indépendance “Fête des martyrs”.
Etape-phare, fait marquant dans l’histoire de l’affranchissement du peuple tunisien du joug colonial, les évènements du 9 avril 1938 constituent à la fois un tournant décisif et révélateur dans le processus de la libération nationale.
Décisif, en ce sens qu’ils avaient traduit un revirement incontesté dans les revendications tant exprimées par l’ensemble des Tunisiens.
Révélateur, parce qu’ils ont été conduits par une pléiade de jeunes, avertis et instruits, en majorité moins de trente ans, pleinement disposés à braver l’omerta de la répression coloniale et à sacrifier leurs vies pour la juste cause nationale.
Pour le professeur de l’histoire contemporaine, Fayçal Chérif, en bien des égards, la jeunesse tunisienne a joué un rôle agissant et actif dans l’histoire contemporaine de la Tunisie.
C’est, ainsi, que sa forte présence dans le mouvement contestataire a largement contribué à raviver le sens patriotique chez la population tunisienne et à exacerber l’élan contestataire contre les colons français qui a atteint son paroxysme avec les évènements du 9 avril 1938.
“Bien plus qu’une poignée de militants venant de sensibilités disparates, ces jeunes s’étaient imposés en tant qu’élite intellectuelle élevée au grain d’une culture moderne, à posture bilingue et issus du collège Sadiki et des universités françaises, le plus souvent la Sorbonne”, a déclaré l’historien à l’agence TAP.
“Il étaient porteurs d’une nouvelle perception de l’action militante et du mouvement de libération nationale. Une vision qui, a-t-il estimé, était assurément plus audacieuse, plus avant-gardiste et au final plus résolue à braver l’omerta des thèses prônées à l’époque par l’ancien parti destourien.
Pour l’historien, la contribution de ces jeunes aux mouvements de protestation a fait insuffler un nouvel élan de patriotisme auprès de larges franges de la population tunisienne mécontente. C’est ainsi que les évènements du 9 avril 1938 ont été le couronnement logique d’une série de mouvements contestataires, dont notamment, les mouvements grévistes enclenchés, ici et là, dans les grandes villes du pays.
Evènements du 9 avril 1938 : l’histoire, une affaire de “contexte”
Les évènements du 9 avril 1938 n’étaient pas le pur produit d’une simple coïncidence. Il y avait eu des signes avant-coureurs bien avant leur enclenchement.
Le 12 mars 1938, le militant national Ali Belhouane, à l’époque âgé de 29 ans, fut invité à donner une conférence à la salle de cinéma “Varetti” sur le rôle de la jeunesse dans la lutte nationale”, qui fut aussitôt interdite par les autorités coloniales.
Le même mois, mars 1938, les forces coloniales avaient également arrêté manu militari une foule de dirigeants du parti du Néo-Destour, dont notamment, le militant Slimane Ben Slimane (33 ans), Youssef Rouissi (31 ans) et Hédi Nouira (27 ans). Tous arrêtés dans la région de Oued Mliz (Jendouba) sur fond de griefs d’incitation à la violence selon les prétentions des autorités coloniales.
Dans la foulée de ces incidents sporadiques, le bureau politique du parti avait décidé de durcir le ton avec les autorités coloniales, décrétant en conséquence une grève générale, jeudi, 8 avril 1938.
Une grève qui avait été accompagnée, le même jour, de deux manifestations organisées à la capitale Tunis.
Vent debout contre les autorités coloniales, plus de 10 mille manifestants avaient à cor et à cri scandé sans crainte des slogans pour un “parlement tunisien” et “un gouvernement national”.
Ce jour, le leader Ali Belhouane, orateur éloquent et tenace, prononça un discours tonitruant devant le siège du résident général Français. Discours qui faisait à l’époque office d’une “démonstration de force” de la rue tunisienne.
“Nous sommes venus ici, à cet endroit, pour manifester notre force, notre tenacité. La force intarissable de la jeunesse qui va indéniablement torpiller les arcanes d’un colonialisme brutal. La victoire sera décidément de notre côté (…)”, s’était-il exprimé sur ton confiant.
“Le parlement Tunisien ne verra plus le jour que par les sacrifices du peuple et ne sera nullement bâti que par les mains de notre jeunesse”, avait-il encore renchéri.
Des propos audacieux qui avaient attiré sur le leader Ali Belhouane les foudres des autorités coloniales, empressées à son arrestation.
Une arrestation qui avait provoqué la rage des manifestants, descendus par milliers à la rue pour contester et exprimer leur colère. Face à cette rage populaire, l’état de siège fut décrété. Plusieurs manifestants furent violemment réprimés et plusieurs d’entre eux arrêtés. On avait compté plus de 3000 personnes arrêtées, et par la suite citées devant les juridictions militaires. Bilan de ces évènements : 22 martyrs et 150 blessés.
Une jeunesse éclairée, fer de lance de la mobilisation populaire
De l’avis de l’historien Fayçal Chérif, le parti du Néo-Destour, était la seule et unique structure partisane qui était à l’époque capable mobiliser de larges franges du peuple tunisien, notamment, les jeunes.
C’est, ainsi, qu’entre 1936 et 1937, on avait recensé plus de 350 cellules relevant du parti, déployées dans les différents recoins du pays, dont les dirigeants étaient la plupart des jeunes.
Il suffit d’en citer l’exemple du militant Azzouz Rebaï, âgé de 17 ans au moment des évènements de 1938 et désigné ministre de la jeunesse et des sports au sein du gouvernement national, tout fraîchement formé au lendemain de l’indépendance.
Une lecture avertie de la littérature historique se rapportant à la période 1929-1956, laisse entrevoir la montée en puissance d’une “classe instruite et cultivée” qui s’était imposée avec force au sein du mouvement de libération nationale.
Un tel constat a été éloquemment reproduit par le chercheur de l’IRMC (Institut de recherche sur le Maghreb contemporain), Pierre Vermeren, dans son ouvrage intitulé “La formation des élites marocaines et tunisiennes. Des nationalistes aux islamistes 1920-2000.
Ouvrage dans lequel, le chercheur se propose de décrypter le rôle joué par l’école publique dans la reproduction des élites au Maghreb au XXe siècle, dont la Tunisie.
Pour l’auteur, “l’ancienne colonie française (La Tunisie) avait connu au lendemain de la 1re guerre mondiale une évolution remarquable dans l’enseignement moderne. C’est ainsi que le budget de l’enseignement public a décuplé entre 1919 et 1930”.
Parfaite illustration de ce constat, l’historien Fayçal Chérif a fait remarquer également que les jeunes leaders du parti du Néo-Destour étaient majoritairement d’un niveau d’instruction élevé.
Culture et vivacité de plume aidant, ils avaient réussi à faire de cette époque une œuvre à travers laquelle ils retracent les prémices d’une nouvelle Tunisie.
C’est ainsi que parurent l’ouvrage du leader Habib Thameur “Voici la Tunisie” (1948) et celui de Ali Belhouane, “La Tunisie révoltée” (1953).
Deux publications avaient été le témoin saisissant de la belle époque des années 30 du siècle dernier, marquée du sceau de la culture et de l’art et où avaient fleuri de nombreux cercles culturels tels que le groupe intellectuel “Taht Essour” (Sous les remparts).
Les jeunes et la Res publica : Quelle contribution dans la Tunisie d’aujourd’hui ?
Sollicité par l’Agence TAP, le sociologue Mohamed Néjib Boutaleb, tient à souligner que l’attrait des jeunes envers la chose publique est une affaire de “contexte” et de “conjoncture”.
Pour lui, durant les années 30, la formation du parti du Néo-Destour était le corollaire logique de la montée en puissance d’une élite jeune et cultivée.
Une jeunesse, a-t-il expliqué, coutumière des universités françaises et qui avait savamment réussi à décrypter le discours colonialiste avant de le combattre au moyen de ses propres armes idéologiques, l’apologie de la liberté, de la justice et des droits de l’homme.
De nos jours, ajoute le sociologue, la question de la participation des jeunes à la sphère politique est plus que jamais tributaire d’une foule de facteurs disparates.
A ce titre, il a évoqué la place qui revient aux médias dans les programmes éducatifs, mettant l’accent sur le rôle de ceux-ci dans la sensibilisation des jeunes à la chose politique.
Pour l’expert, les médias d’aujourd’hui ont une part de responsabilité dans la promotion de l’image du leader et l’exemple à suivre, rappelant que l’époque des années 30 était marquée par l’activisme politique d’une jeunesse tunisienne, de tradition française et zitounienne, qui a largement contribué à insuffler un nouvel élan émancipateur au pays.
Par-delà ce constat, Boutaleb a dressé à un maigre état des lieux autour du rôle des médias dans la Tunisie d’aujourd’hui.
Des médias encore en-deçà des attentes et des aspirations, souvent en mal de crédibilité et en proie à la platitude, a-t-il déploré, citant en exemple la faible et modeste présence des évènements du 9 avril dans les programmes des médias audiovisuels.
Pour le sociologue, les élites politiques, elles aussi, assument également une part de responsabilité dans la désaffection des jeunes à l’égard de la sphère politique.
Selon lui, se prévaloir de la dégradation de la situation socio-économique du pays pour expliquer le peu d’attrait des jeunes envers les affaires publiques n’est autre qu’un faux prétexte, certes dénué de tout fondement.
Preuve à l’appui, a-t-il expliqué, les élites politiques des années 30 étaient elles aussi obnubilées par la quête légitime du droit à une vie digne et décente.
Et pourtant, a-t-il poursuivi, ils étaient animés d’un sens politique élevé qui leur avait permis d’être à l’affût des grands défis de leur époque et de se placer ainsi de plain pied à l’avant-garde du mouvement de libération nationale du pays.
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