Par le Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM*
De bout en bout de cet article, en avant-plan ou en toile de fond, un acteur majeur aura jeté son ombre tutélaire sur le parcours que plus de cinq millions de jeunes concitoyens qui ont eu le mérite et l’honneur d’effectuer, lors du service national, entre 1956 et 2025, ce devoir constitutionnel que la majorité de l’élite tend, malheureusement, à oublier, et que je tiens à retracer dans l’unique but de contribuer, pour une part si modeste fût-elle, à l’éclairage de certaines étapes de l’histoire contemporaine de notre pays : l’Armée Nationale. C’est que celle-ci est devenue une partie constitutive de notre être, nous les officiers, appartenant à la génération de l’indépendance, et aux premières promotions d’officiers de la Tunisie indépendante.
Sous l’uniforme ou en tenue civile, dans des fonctions et missions militaires ou civiles, elle préside à chaque instant de notre vie. Elle nous inspire à tout moment, nous imprégnant jusqu’à la moelle de ses nobles valeurs. En cela, certes, nous sommes semblables à tous les enfants de l’Institution, de l’homme de troupe aux plus hauts gradés, mais avec une sensibilité toute particulière que ne peut partager avec nous qu’un groupe de compagnons d’armes de plus en plus restreint au fil des jours: tous ceux qui ont constitué, à l’automne 1956, le premier contingent de cette armée assurément singulière parti se former, en France, dans la prestigieuse Ecole Spéciale Militaire Inter Armes de St Cyr Coëtquidan. Oui, ceux-là ont vu naître cette grande Institution qui, à son tour, les a vus grandir dans son giron. A peine sortis de l’adolescence, nous avons, en effet, trouvé en elle non seulement l’horizon de notre vie professionnelle mais encore une école de civisme, de don de soi, de discipline, de dévouement et de sacrifice. Elle a développé en nous ce nationalisme et ce patriotisme qui nous collent à la peau ainsi que les grandes qualités morales qui nous ont guidés tout au long de notre carrière.
J’appartiens à la 1ère Promotion d’officiers de la Tunisie indépendante, «la Promotion Bourguiba» et j’en suis fier. Comme mes camarades, j’ai été formé à l’Ecole Spéciale Militaire Interarmes de St Cyr Coëtquidan (France). J’ai eu la chance d’avoir fait partie de cette promotion qui a reçu une brillante formation lui permettant d’encadrer efficacement les unités de cette armée tunisienne naissante d’autant plus que notre pays, nouvellement indépendant, vivait certaines difficultés d’ordre interne et même externe dont les suivantes :
1- d’abord, en vue de faire face aux problèmes de sécurité intérieure, dus aux luttes intestines entre les deux clans du parti politique du Néo-Destour, celui de Bourguiba, président du parti et celui de Ben Youssef, son secrétaire général,
2- ensuite, pour encadrer nos unités implantées à la frontière tuniso-algérienne, du fait de la guerre d’indépendance de l’Algérie qui sévissait, depuis le 1°novembre 1954, ce qui m’a permis d’apprendre mon métier sur le terrain,
3- enfin, à cause de la présence des troupes françaises qui stationnaient encore en Tunisie.
Sans entrer dans les détails de cette période exaltante, celle-ci ayant fait l’objet d’un livre que j’ai publié en 2012 «Naissance d’une Armée Nationale», je peux simplement dire que j’ai eu une carrière bien remplie et que malgré mon départ forcé et prématuré de l’armée en 1986, à l’âge de quarante-huit ans, pour mes idées, j’ai longtemps servi à la frontière lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie, j’ai fait le Congo et le Katanga, j’ai commandé les Unités sahariennes et assumé tous les postes de commandement de l’Armée (Officier d’Etat-Major, commandant de régiment, commandant de Brigade, Sous-Chef d’Etat–Major de l’Armée de Terre) exception faite de celui de Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre et j’ai connu mon pays dans tous ses coins et recoins. J’ai eu aussi la chance, grâce à Bourguiba qui, quand bien même il ne porterait pas l’armée dans son cœur, n’a jamais lésiné sur la formation de ses officiers.
En effet, j’ai pu fréquenter de nombreuses Grandes Ecoles Militaires du monde occidental des différentes armes et de tous les niveaux (France – USA – Italie – Allemagne – Grande-Bretagne) qui nous étaient ouvertes et la majorité des officiers des premières promotions ont pu aussi bénéficié de cette chance. Pour ma part, j’ai suivi le cours de Capitaine à l’Ecole d’infanterie à Fort Benning (USA), le stage d’Etat-Major à Fort Leavenworth (USA), l’Ecole Supérieure de Guerre à Paris et l’Institut de Défense à Tunis.
C’est grâce aux connaissances acquises ici et là, aux contacts enrichissants et aux échanges d’idées, d’usages et de procédés avec les stagiaires étrangers venus des quatre coins du monde et à nos diverses expériences que nous avons pu créer, en 1967, notre propre Académie Militaire, l’Ecole de Formation des Officiers qui n’a rien à envier aux prestigieuses Ecoles de St Cyr ( France), West Point( USA) et Sand Hurst ( GB), et nous pouvons nous enorgueillir du niveau exceptionnel de ses cadres, ces officiers que le peuple tunisien a pu apprécier aussi lors de la Révolution du 14 janvier 2011.
Le rôle déterminant des chefs de l’Armée, depuis le 17 décembre 2010, qui sont un pur produit de l’Académie Militaire Tunisienne, est la meilleure illustration du niveau de cette Grande Ecole. Durant ces moments historiques, ils ont fait preuve de leurs grandes qualités morales et professionnelles, de leur patriotisme, de leur sagesse et ont démontré qu’ils sont des Chefs compétents, efficaces, dignes et responsables. Nous, leurs anciens, qui avons géré les précédentes opérations du maintien de l’ordre, et notamment la plus importante, par son intensité et par son champ d’action, celle qu’on a appelée communément *la révolte du pain*(fin décembre 1983-début janvier 1984), sommes très fiers d’eux parce que nous connaissons, pour les avoir vécues, toutes les complexités de pareilles missions et les difficultés des options et des décisions à prendre dans ces situations très sensibles.
Quant à moi, j’ai aussi été appelé à remplir certaines hautes fonctions civiles telles que PDG d’une entreprise nationale et Gouverneur de région, ce qui m’a permis de développer, davantage, mon expérience et mes connaissances et de participer au développement économique de notre pays.
Je remercie Dieu de m’avoir permis de vivre ces moments historiques, ceux de la Révolution du peuple tunisien et surtout de sa jeunesse qui m’ont permis de rêver.
Notre Armée Nationale, que le peuple tunisien retrouve, dans la rue, pour la cinquième fois en soixante-dix ans (1967-78-80-84-et 2010) est composée essentiellement d’enfants du peuple. Ses cadres, officiers et sous-officiers, proviennent de toutes les couches sociales de la nation et des différentes régions du pays. C’est la raison pour laquelle nous nous sentons et nous nous sommes toujours sentis très proches de ce Grand peuple, le nôtre, ce merveilleux peuple tunisien. C’est pourquoi, face à lui, nous n’avons jamais eu et nous ne pourrons jamais avoir la gâchette facile car si nous avons choisi ce dur, ce difficile mais noble métier des armes, c’est surtout pour le défendre quand le pays est en danger, c’est surtout pour le protéger et pour le secourir lors des catastrophes naturelles.
C’est cette Education, c’est cette Formation morale, c’est cette Culture que nous avons acquises et que nous avons données à nos Hommes et transmises et laissée en legs à nos Jeunes. Et c’est ce que j’ai constaté, trente ans après avoir quitté l’armée: je suis fier du comportement de nos soldats quand ils se sont trouvés, encore une fois, dans la rue de la mi-décembre 2010 jusqu’à fin janvier 2011. Cette nouvelle ère de Liberté et de Démocratie a permis, à tout le monde, de faire beaucoup de rêves. Le mien se rapporte à l’Armée, cette Institution à laquelle mes camarades et moi-même avons tout donné sans jamais rien demande en retour. Mon rêve se rapporte au Rôle et à la Place de l’Armée tunisienne, nationale et républicaine.
Mon rêve, en premier lieu, est que tous les jeunes Tunisiens effectuent leur devoir national, celui du service militaire. N’en seront exemptés que ceux qui ne répondent pas aux exigences de la visite médicale. Les soutiens de famille le feront par tranches et les étudiants l’effectueront, s’ils le demandent, à la fin de leurs études mais tous, ils doivent l’accomplir. Notre jeunesse doit, toujours, avoir présent à l’esprit, que la défense du pays, nécessite qu’on doit s’y préparer, toujours, bien en avance. D’autre part, cette année du service militaire affirmera leur personnalité, confirmera leur caractère et témoignera de leur dévouement.
Aussi et en plus de l’instruction militaire, notre armée est en mesure de donner, sérieusement, à la jeunesse tunisienne un complément de connaissances dans certains domaines très importants et qui sont, quelque peu négligés, au lycée et à la Faculté, tel que : l’éducation physique, la formation civique, morale et patriotique.
Que cette jeunesse, aux cheveux goménolés, et aux jeans rapiécés, qualifiée hier de mollasse, d’insouciante et d’irresponsable, et qui nous a étonnés, durant la Révolution, par sa maturité et son obstination nous surprenne encore !! Que nos jeunes aient ce sursaut d’amour-propre, d’orgueil et de patriotisme et viennent, nombreux, accomplir leur devoir national. L’Armée verra alors ses effectifs doubler ou même tripler. Que fera-t-elle de ces sureffectifs ? Sa mission peut être triple :
– d’abord et en premier lieu, sa mission classique et traditionnelle de défense du territoire;
– ensuite, une mission de développement des zones difficiles, arides et sahariennes ;
– enfin, une mission d’encadrement, de formation professionnelle et de mise en valeur de la région du Dahar (la plaine se trouvant au versant est de la chaîne de montagnes allant de Tataouine à Dhibat, d’une longueur de près de 110km et d’une profondeur de 10 à 30 km, cette région de bonne terre vierge pouvant être, grâce à la nappe d’eau saharienne, productrice, onze mois sur douze par an, de primeurs et de produits bio. L’existence de deux aéroports sahariens (celui de Remada et d’El Borma) peuvent nous permettre d’assurer, sans difficultés, l’exportation de leurs produits, surtout en Europe.
Ayant passé quatre années dans cette région en ma qualité de Commandant les Unités Sahariennes et ayant visité cette zone en long et en large, je suis persuadé que cette région, pour peu qu’on ne la néglige pas, peut transformer et même révolutionner, positivement, l’agriculture de notre pays si on veut bien lui accorder un peu plus d’importance et de moyens qu’aujourd’hui. Nous avons la chance d’avoir un Sahara magnifique, petit par sa superficie mais remarquable et grandiose par sa beauté et une grande surface de bonnes terres vierges depuis des siècles, celle dont l’épicentre est Borj Bourguiba et que nous pouvons mettre en valeur grâce à la nappe d’eau saharienne et où nous pouvons planter des arbres fruitiers, des légumineuses et pourquoi pas des céréales.
Je ne parlerai pas de la Mission Principale de Défense, mes camarades les Officiers d’active s’en chargent. Par contre, il est facile d’imaginer une réflexion relative à la 2° et 3°mission, surtout pour ceux qui ont eu la chance d’avoir une petite expérience de ces régions en ayant servi dans les Unités Sahariennes et y ayant passé une bonne période. Je peux d’ailleurs et simplement affirmer qu’avec l’obligation à tous les jeunes d’accomplir la période du service national, le pays aura autant de demandeurs d’emploi en moins. D’autre part, l’armée permettra, à ceux qui n’ont pas d’emplois ou de spécialités, de recevoir une formation professionnelle pour devenir plombier, électricien, maçon, menuisier, conducteur, et peut-être même d’agriculteur, etc…
Les armées modernes comptent énormément, pour la défense de leur pays, sur les militaires de réserve et c’est la raison pour laquelle ces contingents sont régulièrement convoqués pour des périodes de mobilisation. Ils doivent alors participer aux exercices indispensables à leur maintien en condition d’une part, et d’autre part dans le but de leur intégration dans les manœuvres périodiques. Cette mesure est moins coûteuse que le maintien en permanence, d’une armée professionnelle, c’est-à-dire formée d’engagés, fort nombreuse en effectifs et nécessitant un très gros budget. Pour ce faire, l’armée doit former, avec chaque contingent d’appelés, des officiers et des sous-officiers de réserve destinés à l’encadrement en cas de mobilisation.
Et c’est pourquoi, en attendant que cela entre dans nos mœurs, des campagnes de sensibilisation permanentes et d’encouragement doivent être régulièrement menées pour inciter nos jeunes diplômés à accomplir leur devoir relatif au service militaire. C’est aussi et surtout le devoir de la sciété civile et de tous les partis politiques et des organisations nationales de faire en sorte que les jeunes aient conscience de ce devoir national envers la patrie. Aussi faut-il rappeler l’obligation de l’application de la Loi vis-à-vis des récalcitrants et il suffit de quelques exemples pour que la jeunesse respecte ce devoir et cette obligation. C’est aussi le meilleur moyen d’avoir un bilan complet sur la situation sanitaire de notre population.
Le jeune étudiant qui termine ses études universitaires aujourd’hui, ce cadre de demain, et ce gouvernant d’après-demain, gagnerait à faire un passage à l’Académie Militaire pour devenir officier de réserve. La formation qu’il recevra dans cette prestigieuse Institution et qu’il ne trouvera nulle part ailleurs, lui fournira les ingrédients du leadership qui lui serviront dans la vie civile et lui permettront d’avoir l’aisance et la confiance nécessaires à un futur responsable et peut-être à un cadre ou à un chef politique.
Est-il besoin de rappeler aux Grands Commis de l’Etat, à nos Hommes Politiques, aux Hommes du Pouvoir d’aujourd’hui et de demain que le Colonel Commandant un régiment de 800 à 1.000 hommes selon les armes est un PDG * all inclusive* : en effet, quand il reçoit ses jeunes conscrits, il les habille, il les loge, il les nourrit, il les instruit et les forme, il les équipe, il les soigne, il les paie et il les entraîne à faire la guerre et à maintenir, au besoin, l’ordre et la sécurité.
Pour cela, il doit aussi savoir gérer et administrer son régiment. La formation qu’il a acquise à l’Académie Militaire est, au fur et à mesure de sa progression dans le grade et dans le commandement, améliorée, fignolée et complétée, par les différents stages qu’il effectuera tout au long de sa carrière en rappelant que l’officier passe près du tiers de sa carrière en stages et en formation ( Académie militaire ; +Cours de capitaine ; + stage d’Etat- Major ; +cours de l’Ecole Supérieure de Guerre ; +Institut de Défense), ce qui lui donne un cursus de Bac+ 6 à + 9. Ainsi, il reçoit, outre la tactique, la stratégie et les spécificités de son arme, une formation de gestionnaire, d’administrateur, et d’ingénieur pour les officiers techniciens ainsi que des notions sur les questions économiques et financières. Il aura l’ouverture d’esprit lui permettant d’être polyvalent et certains parmi eux ont eu l’occasion de le prouver…
(A suivre)
B.B.
(*) Ancien sous -chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien gouverneur.
N.B. : Les opinions émises dans ces tribunes n’engagent que leurs auteurs. Elles sont l’expression d’un point de vue personnel.