Avec l’élégance d’un trait qui dit tout, Aly Abid, figure majeure de la caricature et du dessin de presse en Tunisie et dans le monde arabe, a dessiné le monde, croquant des personnages et des scènes de vie, avec tendresse ou provocation, mais toujours avec justesse et regard aiguisé.
A la 39ème édition de la Foire internationale du livre de Tunis (
FILT, 25 avril-4 Mai 2025), une exposition rétrospective lui est consacrée, mettant à l’honneur le parcours d’un pionnier qui cumule près de 4000 dessins à son actif depuis plus de soixante ans, racontant une société dans ses moindres détails et un monde en mouvement et en ébullition.
« Il serait vain et superflu de doubler le message graphique explicite que véhiculent les travaux d’Aly Abid par un discours littéraire, car ses caricatures et dessins humoristiques n’ont pas besoin de légendes », écrivait l’artiste peintre et critique culturel Naceur Ben Cheikh dans le texte d’introduction du livre « Caricatures de Aly Abid » ; un ouvrage unique que le caricaturiste a lui-même réalisé en 1978, rassemblant plus de 150 caricatures : portraits de personnalités politiques, culturelles, sportives tunisiennes et étrangères, des scènes de vie, d’actualité nationale et internationale… tout un univers qu’il a commencé à explorer dès son plus jeune âge, jusqu’à devenir l’une des grandes icônes du dessin de presse en Tunisie, et un pionnier du genre dans le monde arabe.
Entre satire mordante, récit visuel engagé et regard critique, ses dessins interpellent autant qu’ils amusent. En attendant de découvrir son exposition dont le fil rouge sera la cause palestinienne, a-t-il annoncé, l’agence TAP a rencontré un artiste qui manie le trait avec liberté et finesse, un grand maître du dessin, chroniqueur attentif de la société tunisienne et du monde à travers son coup de crayon : Aly Abid.
« Je suis doublement ravi. D’abord parce que cette exposition répond à une invitation formulée de tout coeur par le président de la République, Kais Saied, que j’ai rencontré l’année dernière au palais du Kram, (à l’occasion de l’hommage qui m’a été rendu par la 38ème édition de la Foire internationale du livre de Tunis), et qui m’a encouragé à exposer afin que les jeunes générations puissent découvrir, à travers mon univers, une partie de l’histoire et de la mémoire tunisiennes. Ensuite, parce que c’est une occasion pour moi d’inviter les jeunes à venir sur les traces d’un monde qui m’a toujours habité, un art qui circule dans mes veines depuis ma tendre jeunesse », c’est ainsi qu’Aly Abid, âgé aujourd’hui de 87 ans, s’est confié, à l’agence TAP, revenant sur six décennies de passion et d’art.
Le parcours : de fil en crayon à l’époque du télex
Né le 15 décembre 1938 à Tunis, Aly Abid grandit dans un quartier populaire de la médina, à « Beb Lakwess », où il passe son enfance entre Bab Saadoun,
Halfaouine et Bab Souika. Après avoir fréquenté l’école coranique « El Kotteb », il rejoint brièvement le Collège Sadiki et le collège technique Emile Loubet (Lycée 9 avril) avant d’interrompre ses études à 16 ans.
Passionné de dessin, il a sans cesse caressé le rêve d’intégrer les Beaux-Arts, un rêve qui ne se réalisera pas. Il enchaîne alors divers métiers pour gagner sa vie, avant de se consacrer pleinement à la caricature, un terme qu’il ’ignorait au départ, lui qui dessinait simplement pour faire rire, pour plaisanter.
Sur les murs, les façades, les morceaux en faience « zliz », les cahiers ou les livres, il esquissait, au crayon ou au charbon, ses amis et les voisins du quartier « dans des scènes comiques, assez souvent à leur grand désarroi », raconte-t-il dans un éclat de rires, chargé de souvenirs.
Sa carrière dans la caricature, cette passion qui le rongeait sans arrêt, s’amorce d’une manière des plus inattendues. « Après avoir réussi un concours au ministère de l’Intérieur, j’ai été affecté comme garde du corps personnel de Bourguiba… sans doute grâce à mon souci du détail, à ma posture élégante », raconte-t-il avec un sourire enveloppé d’une voix tendre, qui dit tout de l’homme : observateur minutieux, précis jusqu’au bout du regard, l’humour fin au bout des lèvres, qui ne lésine pas quant il s’agit d’autodérision.
Il profitait de ses instants de répit pour esquisser, sur une feuille, les visages de personnalités d’ici et d’ailleurs croisées à cette époque. Petit à petit, ses dessins s’accumulent, révélant un talent singulier, une acuité rare. De fil en crayon, il passe à l’univers des salles de rédaction à l’époque du télex, poussé par l’encouragement de ceux qui voyaient déjà en lui un œil affûté et un coup de crayon prometteur.
C’est ainsi qu’en 1957-58, à tout juste 20 ans, il publie sa première caricature dans le journal satirique arabophone « El Efrit », avant de rejoindre « Kol Chay bel Makchouf », puis d’être intégré comme dessinateur au journal « L’Action en 1967 », avant de signer une collaboration avec la revue « Dialogue » entre 1976 et 1988.
Un témoin d’époque
» En dessinant, j’ai toujours eu à coeur de créer quelque chose d’original, de fort, de pertinent, qui touche, habité par ce souci permanent de précision à la perfection », avoue Aly Abid, qui, depuis une vingtaine d’années, a laissé reposer son crayon, le regard devenu trop fragile pour tracer le monde avec la rigueur qu’il entretenait tant.
Son inspiration, il la puise dans le quotidien : « Ce que je vois, ce que je ressens, ce que j’entends, l’actualité internationale, les préoccupations sociales… bref, mon vécu, mes pulsations », confie Aly Abid, grand admirateur de la finesse de la signature du dessinateur humoriste tunisien feu Amor Ghrairi.
Influencé notamment par le peintre tunisien Hatem Mekki (1918-2003), « j’ai eu la chance, comme les rares de mon époque d’ailleurs comme Chedly Belkhamsa ou Lotfi Ben Sassi, de tracer une voie à une époque où le terrain était fertile », se souvient Aly Abid. Fils d’un wattman de tramway, c’est son père un passionné de peinture et grand cinéphile, qui fut son tout premier maître.
Ses œuvres, publiées dans de nombreux journaux, frappent par leur force visuelle. Ce que certains appellent « le coup de poing visuel » d’Aly Abid réside dans sa capacité à dire sans mots, à transmettre juste par le trait.
Son style, unique en son genre, marqué par le coup de crayon et la griffe d’un maitre, lui a valu d’être répertorié comme artiste et caricaturiste de renom notamment par Marquis Who’s Who.
Autodidacte exigeant, il a affiné au fil du temps un langage graphique qui lui a permis d’entrer en résidence à la Cité internationale des arts à Paris en 1974 et d’exposer dans de nombreux pays notamment à Montréal, Paris, Dubaï, Syrie, Italie, et bien entendu en Tunisie, notamment à la Galerie de l’Information à Tunis où il exposé pour la première fois en 1972.
Récompensé à plusieurs reprises, il reçoit entre autres, le premier prix du festival Ali Riahi, le premier prix du Festival arabe de Damas en 1981 pour trois dessins sur le Moyen-Orient outre le prix de l’Union des Journalistes Arabes en 1993.
Identité tunisienne et mémoire dessinée
Dans ses caricatures, l’identité tunisienne affleurait dans les moindres détails : un costume traditionnel, une parure d’apparat de ces femmes et hommes, silhouettes du quotidien ou figures illustres, portant les couleurs d’un pays qu’il n’a jamais cessé de dessiner.
Il a croqué des personnalités de tous bords et de tous horizons : Douaagi, Abdelaziz Gorgi, Ali Riahi, Hédi Labidi, Salah Mehdi, Ali Bellagha, Gammoudi, Attouga, mais aussi Picasso, Molière, Kateb Yacine, Ismail Yassine, Om Kalthoum … et la liste est trop longue.
Du sport à la bureaucratie, du mariage mixte aux transports publics, de la cherté de la vie aux traditions festives, de la famine à la guerre, Aly Abid a promené son crayon avec lucidité, humour et audace. Son empreinte ne se lit pas seulement dans les colonnes de la presse, mais aussi dans des ouvrages d’art, notamment dans le beau livre « Patrimoine et Terroirs-saveurs et savoirs » (Editions Alif, 2024), réalisé en collaboration avec l’Agence de mise en valeur du patrimoine et de la promotion culturelle (AMVPPC).
Ses dessins racontent des récits de tous les jours, plaisants ou troublants, mettant en lumière des personnages qui ont marqué l’Histoire, mais toujours sans un mot, laissant le soin aux autres de comprendre, d’interpréter, de sentir, d’admirer car » pour moi, il y’a plusieurs messages à la pointe du regard « .
Avec son regard perdu dans ce temps « passé si vite », il évoque des instants suspendus, entre la quête d’un dessin et l’appel d’une feuille blanche, pour laquelle il chérissait un amour exceptionnel, doublé de cet ancrage tendre et vital, à la fois muse et refuge, qu’il n’aurait « quitté pour aucun autre ciel, ni pour n’importe quel avenir aussi prometteur qu’il soit », murmure-t-il avec douceur.
En racontant de petites anecdotes sur d’autres vents qui ont soufflé, « j’ai choisi le souffle de cette étincelle devenue flamme, sur cette terre, ma véritable raison d’être » conclut Aly Abid d’un ton chargé d’émotion, comme un hommage discret à Lella Baya, symbole de sa Tunisie intemporelle.
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