Par le Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM*
Mon rêve est que nos Gouvernants ainsi que la classe politique d’aujourd’hui comme celle de demain se rendent compte de cet exceptionnel potentiel que représente le corps des Officiers de l’Armée tunisienne. La période post-révolutionnaire immédiate, très délicate par ailleurs, nous a démontré que, ne l’ayant pas souhaité au début ou n’y ayant pas pensé, nous avons perdu des semaines précieuses pour voir désigner, parmi les officiers, des responsables à la tête de certaines régions, en l’occurrence des Gouverneurs, donnant, par la même, satisfaction à la population et mettant fin à cette pratique, jamais vue dans notre pays, celle du dégagement, par quelques citoyens, des «Gouverneurs» des régions, le symbole de l’Etat, bafouant ainsi l’autorité des responsables concernés mais surtout celle de l’Etat qu’il représente.
Durant la Révolution du Peuple et de sa Jeunesse, notre Armée a démontré de la manière la plus éclatante et, sans que cela ne soit prescrit par la Constitution ou par les règlements en vigueur, qu’elle est :
1- garante de la Constitution et de la stabilité du pays,
2- dévouée à la Nation et
3- fidèle au Régime Républicain.
Aussi, je pense que l’occasion est propice pour rompre avec le passé récent qui excluait l’Armée et surtout ses cadres supérieurs de toute participation ou coopération avec les programmes ou projets de la société civile et ses composantes en vue de les enrichir, par leur important potentiel. Le moment est tout indiqué pour que nos gouvernants et nos politiques réfutent définitivement toute réserve vis-à-vis de l’Armée qui a toujours été loyale et républicaine.
J’ai personnellement vécu trois opérations de maintien de l’ordre (ainsi que l’affaire de Gafsa de 1980), qu’a connues notre pays, celle de juin 1967, de janvier 1978, et celles de la *révolte du pain* de décembre 1983 – janvier 1984. A chaque fois, l’armée a fait son devoir. C’est pourquoi, je veux rassurer la classe politique et la société civile que notre Armée a démontré, à plusieurs reprises, qu’elle est une Armée authentiquement Nationale et Républicaine. Elle n’a jamais été tentée par le pouvoir malgré les nombreuses fois qu’elle s’était trouvée dans la rue, prouvant ainsi et de la meilleure manière son respect indéfectible pour la Constitution. Je souhaite seulement qu’elle trouve, grâce à cette nouvelle ère de Liberté et de Démocratie, la place qu’elle mérite, au sein de la société. Je formule le vœu qu’elle ne soit, comme au temps des deux régimes précédents, celui de Bourguiba comme celui de Ben Ali, mise à l’écart du paysage social et que l’on ne se souvienne d’elle que lors des périodes de crises ou de situations critiques.
Notre Armée est composée de citoyens honnêtes, sincères, et loyaux. Ses Officiers ont choisi ce métier par vocation et par amour pour la patrie pour laquelle ils sont disposés au sacrifice suprême, le cas échéant. C’est pourquoi je pense que, dans l’intérêt suprême du pays, son Commandement doit être associé aux Grands Choix Stratégiques du Gouvernement, surtout en ce qui concerne la Défense et la Sécurité, pour que, d’une part, il soit impliqué dans la planification et d’autre part, pour qu’il puisse déterminer vers où son axe d’effort doit être orienté.
Nous ne devons plus revivre ce qui s’est passé en 1984 ou 85 lorsqu’un pays voisin a proposé le financement du percement d’un canal reliant Chott El Jerid à la mer méditerranée, dans le but, paraît-il, de désenclaver la région et lui permettre un meilleur développement. L’armée n’a été ni associée à l’étude de cette proposition ni informée de cette offre. Ayant eu écho de ce projet, elle s’est fermement opposée à cette idée qui tendait à couper le pays en deux. Les autorités politiques ont vite compris, grâce aux explications que nous avons fournies, les intentions sournoises de cette proposition, le canal pouvant devenir, en cas de besoin, et pour nos troupes, un obstacle difficilement franchissable.
Les militaires sont des citoyens à part entière et ils paient leurs impôts. Ils répondent toujours présents quand le pays court les dangers de toutes sortes. Aussi devons-nous accorder à l’Armée la place qui doit être la sienne dans la société. Compte tenu du niveau et de la valeur de ses cadres, il est recommandé, et comme cela se passe dans les nations développées, de l’impliquer dans les réflexions fondamentales relatives à l’avenir et au devenir de notre pays. Etant la première à faire face à tous les dangers, qu’ils soient d’origine interne ou externe, elle doit être partie prenante des Grandes Décisions car son avis peut être, dans certains cas, déterminant.
La condition militaire n’est pas bien comprise par nos concitoyens, par nos politiques et même par la plupart de nos gouvernants d’hier et d’aujourd’hui parce que, parmi eux, très rares sont ceux qui l’ont vécue : en effet, le militaire, quel que soit son grade est assujetti à plusieurs sacrifices :
1 -il est à la disposition de l’armée 24 heures sur 24, sept jours sur sept, et douze mois sur douze ;
2- son statut le prive de certaines libertés dont la plus importante est le fait qu’il accepte de faire abstraction de ses droits politiques puisque, contrairement à beaucoup d’autres pays, il ne vote pas bien qu’il paie ses impôts ;
3- il ne peut se marier qu’après que sa future épouse fait l’objet d’une enquête de police ;
4- il n’a pas de droit de grève et son Syndicat n’est autre que sa hiérarchie ;
5- il ne peut quitter sa garnison qu’avec une permission écrite même après les heures de travail ou durant les week-ends et les jours fériés.
Faut-il signaler que toutes ces restrictions ne sont pas matériellement compensées et est-il temps d’y penser sérieusement ?
A ceux qui veulent aligner la fonction militaire avec la fonction et l’administration publiques, je veux attirer leur attention sur le fait que nous ne pouvons jamais comparer l’incomparable car l’officier est le seul être au monde autorisé à mener ses semblables à la mort et cela n’existe dans aucun autre corps de métier.
Dans le but de gonfler à bloc et rehausser le moral de leurs hommes, consolider et affermir leur détermination, toutes les armées du monde cherchent dans l’histoire militaire de leur pays ou des vétérans de leurs armées, des Actes de Hauts Faits d’armes et de Bravoure destinés à en faire des symboles et des exemples, leur permettant ainsi de cultiver et créer des Traditions qu’ils transmettent aux jeunes parmi les cadres et la troupe. L’Histoire de notre armée, vieille de soixante-dix ans, en renferme plusieurs : je commencerai par le premier accrochage sérieux de notre très jeune armée, créée seulement depuis onze mois et qui eut lieu à El Meridj, tout près d’Ain Draham, le 31 mai 1957, avec l’armée française stationnée en Algérie qui poursuivait, en territoire tunisien, des citoyens algériens qui voulaient se réfugier en Tunisie et qui eut pour résultat la mort de neuf militaires et gardes nationaux et la blessure mortelle de Monsieur Khemais El Hajri, Secrétaire Général du ministère des Affaires étrangères, qui se rendait ainsi que le regretté Béji Caïed Essebsi, alors Directeur Général au ministère de l’Intérieur, inspecter l’état des réfugiés algériens arrivés depuis peu en Tunisie en vue d’informer le Haut-Commissariat aux Réfugiés à Genève de leur situation. Jamais ce haut fait d’armes n’a fait l’objet d’une communication, d’une cérémonie du souvenir, ou même d’un rappel, même au sein de l’armée, que ce soit à l’échelle nationale ou régionale. Aucune stèle commémorative n’a été érigée, sur place ou plutôt sur la route principale et à la même hauteur de l’endroit de l’accrochage, en souvenir de ce sacrifice suprême comme cela se passe un peu partout dans le monde. Beaucoup d’autres opérations ou combats dans lesquels nos Hommes se sont distingués ou y ont laissé leur vie étaient passés sous silence tels que Sakiet Sidi Youssef du 8 février 1958, la Bataille de Remada du 25 mai 1958, la guerre de Bizerte du 19 juillet 1961, et l’affaire de Gafsa du 27 janvier 1980. Pareils stèles érigées, un peu partout dans les lieux où des militaires et des agents de l’Etat y ont laissé leur vie, sont un enrichissement de notre histoire. Aussi faut-il se rappeler les Héros de la Bataille de Bizerte, en juillet 1961, les dix jeunes officiers dont seulement deux ou trois sont encore vivants (Lieutenants à l’époque, les Ferchichi, Ben Aissa, Boujellabia, Escheikh, Lajoued, Kheriji, Benzarti, Bouhelal, Atallah, Abderahmane, Naji qui ont sauvé l’Honneur de la Tunisie en interdisant à la toute puissante armée française de conquérir et d’occuper toute la ville de Bizerte. Ils avaient ainsi permis à feu Mongi Slim, notre représentant aux Nations unies, de traiter d’égal à égal avec le représentant de la France, au Conseil de Sécurité de l’ONU. Ces officiers n’étaient même pas, régulièrement, invités, pour la plupart, aux festivités de la commémorant la Fête de l’Evacuation le 15 octobre et de celle de l’Armée le 24 juin de chaque année. Peut-on expliquer les raisons de pareils omissions, oublis ou négligences ? en a-t-on essayé d’apprécier l’importance de l’effet démoralisant sur les jeunes cadres d’aujourd’hui, les Chefs de demain?
J’espère que la 2° République rompra avec ces pratiques, peu glorieuses, et que l’Armée Nationale, avec toutes ses composantes, retrouvera, au sein du paysage social et politique, et suite à la Révolution de décembre 2010-janvier 2011, la place qui est la sienne en reconnaissance aux sacrifices de nombreux de ses membres.
J’estime qu’il est de notre devoir, nous les anciens, de soulever pareilles questions que nous estimons de la plus haute importance pour l’avenir et le devenir de notre pays car nos camarades, les officiers d’active, les responsables du Haut Commandement de l’Armée, tenus par une certaine obligation de réserve, et surtout par modestie, discrétion ou pudeur, évitent d’en parler.
Mon rêve est que la Révolution du 14 Janvier, cette Révolution du Peuple et de sa Jeunesse, cette Révolution qui a été protégée et soutenue par son Armée, son Armée Nationale et Républicaine, cette nouvelle forme de Révolution sans Parti politique, sans Chef et sans Idéologie, cette Révolution *à la Tunisienne* qui a fait boule de neige, marque l’Histoire de l’Humanité, stigmatise toutes les formes de dictature, incarne la Liberté et la Démocratie et soit un exemple et un modèle.
A cette grande Institution qui nous a vus naître et que nous avons vue grandir, à cette Ecole «Exceptionnelle» de l’ordre et de la discipline, du sacrifice et du don de soi, du militantisme et du patriotisme, à notre Armée Nationale, qui est aussi muette qu’efficace, aussi discrète que présente, nous, les Officiers des premières Promotions retraités qui l’avons quittée depuis près de quarante ans, nous lui adressons un message de considération, de gratitude, de fierté, et d’estime. A ses Chefs remarquables, nos vives félicitations pour l’excellent comportement de leurs Hommes et nos vifs remerciements pour avoir maintenu et développé les Grandes Valeurs que leur ont léguées leurs anciens
* Dévouement à la Patrie & Fidélité au Régime Républicain*.
Cependant, faut-il rappeler, avec fierté, que notre pays, à l’histoire trois fois millénaire, a, malgré ses moyens très limités mais grâce à la clairvoyance, à la lucidité, à la perspicacité, à la sagesse, à la sagacité, au flair du Leader qui l’a gouverné durant les trois décennies post-indépendance et malgré certaines erreurs commises, acquis une place très enviable dans le concert des nations et a été, pendant très longtemps, l’exemple et le modèle pour de nombreux pays africains. Il s’agit bien sûr du Président Habib-Bourguiba, l’immortel et l’inoubliable parmi les humains. Je tiens à mentionner cela parce que notre pays qui a fait une révolution pour améliorer les conditions de vie de la population, pour permettre à nos concitoyens de vivre mieux, et à notre jeunesse, diplômée ou non, qui ne voit pas beaucoup de perspectives quant à son avenir puisque tous les horizons lui semblent fermés, de ne pas perdre espoir en prenant le risque d’émigrer clandestinement avec le péril de sombrer, malencontreusement, au fond de la mer Méditerranée et de perdre la vie. Cette situation malheureuse et pitoyable qui nous fend le cœur et que nous espérons, provisoire, nous rend très triste parce que d’une part, c’est le désespoir qui pousse ces jeunes à risquer leur vie et d’autre part, c’est la preuve que nous n’avons, malheureusement pas, trouvé les solutions adéquates au problème inquiétant du chômage qui se pose aujourd’hui. Notre pays, l’héritier de Kairouan et de Carthage, ne mérite pas du tout cela. Je pense que si notre élite, intéressée, depuis 2011 essentiellement, par l’arrivée au pouvoir, voudrait mettre de côté son égoïsme, son égocentrisme, son indifférence et sa vanité, pourrait, en se mobilisant, avec les autorités, aider à trouver les solutions idoines au problème du chômage. Aussi, si notre élite ainsi que les organisations nationales se mobilisent pour solutionner cette situation qui deviendrait, inquiétante, si elle perdure encore, elles tranquilliseraient notre pays et le mettraient sur le bon chemin du développement économique et social. Par ailleurs, elles peuvent, comme en 2014, nous valoir, comme ce fut le cas, lorsque le quartette a pris les choses en mains et remis toutes les composantes nationales sur le droit chemin, une nouvelle consécration prestigieuse au Prix Nobel de la paix comme en 2015. De même, il n’est pas permis de croiser les bras et de laisser faire et laisser aller lorsque certains jeunes, mécontents ou insatisfaits, bloquent les routes, empêchent les gens de travailler, ferment les vannes, et posent leurs conditions pour lever ces sit-in.
Cela est inadmissible et inacceptable car, autrement, l’Etat perd de son autorité et de son prestige. On ne doit, en aucune manière, accepter qu’on fasse plier l’échine à l’Etat. L’intérêt national primant l’intérêt régional et encore plus l’intérêt personnel, tous les moyens doivent être mis en œuvre pour que le Pouvoir de l’Etat soit respecté sans hésitation ni murmure. Si des citoyens croient que l’Etat n’a pas tenu ses engagements, ils peuvent s’adresser à la justice qui est la seule habilitée à régler leurs problèmes mais ils ne doivent, en aucune manière, entraver la bonne marche des services. Ce qui s’est passé, il y a quelques années à El Kamour, est une honte pour tout le monde dont la jeunesse qui, en fermant la vanne, gêne et embarrasse et le pays et le gouvernement et donne, au monde entier, la plus mauvaise image de notre pays et tout cela sans aucune garantie quant à la satisfaction de ses demandes. D’autre part, comment se fait-il que nous sommes arrivés à exporter, avant la révolution, près de dix millions de tonnes de phosphates par an, alors que maintenant, on se contente de quelque trois à quatre millions de tonnes ? Que s’est–il passé ? Peut-être que l’Ugtt du grandissime Hached peut nous répondre !! N’est-ce pas une honte pour nous tous ?
Ces élucubrations couvrent une période de soixante ans, un éclair dans l’Histoire d’un pays mais une longue durée dans la vie d’un être humain : de l’épopée bourguibienne qui permit à notre pays d’être, aux moindres frais, indépendant, à la période de grandeur de Bourguiba qui, malgré certaines erreurs politiques commises, marquera l’Histoire de notre pays : il fut un véritable leader charismatique qui a été le Fondateur de l’Etat tunisien moderne avec la promulgation du Code du statut personnel (unique dans le monde musulman), l’obligation de l’enseignement pour les garçons comme pour les filles jusqu’à l’âge de seize ans et sa gratuité pour tous, à la décadence du vieux *Lion* dans les années 1980, due à l’âge et à la maladie et aussi à son avidité extrême du pouvoir. Cette période a été suivie et marquée par les folles espérances nées avec la Déclaration du 7 novembre 1987 qui se sont, aussitôt, avérées fausses et trompeuses, par le double langage de Ben Ali à partir de 1992, par son régime totalitaire depuis 1999 et par sa perte depuis son remariage jusqu’à sa fuite du 14 janvier 2011 provoquée par la Révolution du peuple et de sa jeunesse.
Avec l’immense espoir que la Tunisie Eternelle ne baisse pas les bras et grâce à ses femmes et ses hommes remarquables et courageux, elle se relève, très rapidement, et reprend la place qui lui sied parmi les Nations en développement et continue, comme elle l’a toujours fait, de marquer l’Histoire.
Que Dieu veille et protège la Tunisie Eternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan.
B.B.
(*) Ancien sous -chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien gouverneur.
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur.
Elle est l’expression d’un point de vue personnel.