Entre continuité et difficultés, la gouvernance de l’aménagement du territoire en Tunisie a longtemps été marquée par une instabilité révélatrice d’un manque de cohérence dans la vision de l’Etat, malgré l’importance cruciale de ce domaine. Aujourd’hui, face à des défis émergents, une réflexion sur un nouveau schéma national d’aménagement du territoire est engagée. Le géographe-économiste Hamadi Tizaoui revient, dans une interview accordée à La Presse, sur l’expérience tunisienne en la matière.
Avant d’aborder la nouvelle stratégie d’aménagement du territoire tunisien, il est essentiel de faire le point sur les anciennes politiques et d’en évaluer l’efficacité. Comment évaluez-vous les politiques menées dans ce domaine après l’indépendance?
Tout d’abord, si l’on souhaite remonter dans le temps et retracer l’histoire de l’aménagement du territoire en Tunisie, il convient de rappeler que des travaux en ce sens ont été entrepris avant même l’indépendance. Des travaux de conservation des eaux et des sols (CES) ainsi que des efforts de désenclavement par la construction de routes — encore existantes aujourd’hui, comme la route nationale n°1 ou le grand parcours n°7 reliant Tunis aux frontières algériennes, à Tabarka — ont été mis en œuvre durant la période coloniale.
Cependant, ces infrastructures ont été construites sans qu’un département dédié à l’aménagement du territoire ne soit en place. La première administration chargée de cette mission a été créée après l’indépendance, au sein du ministère de l’Equipement et de l’Habitat. Le premier département ministériel consacré à l’aménagement du territoire a vu le jour au début des années 1970, sous le nom de Direction de l’Aménagement du Territoire (DAT), dirigée par des compétences tunisiennes reconnues, telles qu’Ahmed Smaoui.
Vers la fin des années 1980, la DAT a fusionné avec le Commissariat général au développement régional (Cgdr) pour former le Commissariat général du développement régional et de l’aménagement du territoire (Cogedrat). Cette initiative prometteuse n’a cependant pas perduré, en raison d’un cloisonnement persistant entre l’aménagement du territoire, la planification et la mise en œuvre des projets. En effet, l’aménagement du territoire repose sur une réflexion et une planification stratégique qui doivent être concrétisées sur le terrain (construction d’autoroutes, d’aéroports, de ports, etc.).
Or, la séparation entre l’aménagement du territoire et la planification économique a constitué une faiblesse structurelle. Les plans de développement économique et social sont, en effet, élaborés par le ministère de l’Économie et du Plan, tandis que l’aménagement du territoire demeure sous la tutelle du ministère de l’Equipement. Après cette expérience, au début des années 1980, le département a été transformé en Direction générale de l’aménagement du territoire (Dgat), relevant toujours du ministère de l’Equipement.
Cette direction a piloté le premier Schéma national d’aménagement du territoire (Snat), en 1984, qui a intégré une approche régionale et proposé une division du pays en six grandes régions économiques. Cependant, cette réorganisation n’était pas institutionnelle et a été annulée par la nouvelle division territoriale.
Ce n’est qu’en 2023 que la Tunisie a institutionnalisé les régions via une loi sur le nouveau découpage territorial, donnant naissance à des régions administratives disposant de prérogatives et de financements propres. Dans les années 1990 et 2000, le ministère de l’Équipement a porté le nom de ministère de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du Territoire.
Malheureusement, en 2016, le terme « aménagement du territoire » a été supprimé pour des raisons méconnues. Récemment, l’ancienne ministre de l’Equipement a annoncé en séance plénière à l’ARP la création d’une Agence nationale de l’habitat et de l’aménagement du territoire, qui remplacerait la Dgat. Cette initiative pourrait être bénéfique, car les enjeux de l’aménagement du territoire sont complexes et transversaux, nécessitant une administration bien outillée en ressources humaines et financières.
Vous avez évoqué la gouvernance de l’aménagement du territoire, qui s’est caractérisée depuis l’indépendance par une certaine instabilité. Justement, cette instabilité a-t-elle impacté l’efficacité des politiques dans ce domaine ?
À vrai dire, il y avait un côté positif : celui de la continuité. Il y a toujours eu un département au sein du ministère de l’Equipement, chargé de cette mission. L’essentiel de ce qui a été réalisé en matière d’aménagement territorial, notamment les infrastructures de base, a été porté par le ministère de l’Équipement. Les autres aspects de l’aménagement du territoire en lien avec les villes et l’habitat ont été mis en œuvre par la direction de l’urbanisme et celle de l’habitat, qui relèvent également du ministère de l’Equipement.
L’expertise accumulée constitue un autre point fort des politiques publiques dans ce domaine. La Tunisie a été parmi les premiers pays du Maghreb à réfléchir et à institutionnaliser l’aménagement du territoire. Cependant, la faiblesse de cette gouvernance a été marquante. Le fait que les directions dépendent d’un ministère de tutelle limite leurs marges de manœuvre pour coordonner ces politiques et ces actions entre plusieurs départements et ministères.
Il existait aussi, dans une certaine mesure, un problème de compétences. En France, par exemple, la personne qui préside cette direction est souvent une personnalité reconnue, proche du Premier ministre et parfois du président de la République. Son influence peut ainsi avoir un impact sur la pertinence des politiques mises en place.
Cela n’empêche pas, qu’avec les moyens disponibles, la Dgat a mené une réflexion approfondie sur l’aménagement du territoire dans le cadre du premier schéma de 1984. Ce schéma a abordé la problématique persistante du déséquilibre entre les régions littorales — plus ouvertes à la mondialisation et dotées d’infrastructures développées — et le reste du pays, resté en marge du processus du développement initié depuis l’indépendance jusqu’aux années 1970. Ces écarts sont devenus préoccupants, notamment après l’expérience des coopératives et le lancement du processus d’industrialisation impulsé par la loi de 1972. Le fossé s’est ainsi creusé entre les régions de l’intérieur et les régions côtières.
Pourquoi est-il important de réfléchir et d’élaborer des politiques d’aménagement du territoire ?
C’est ici que se révèle la pertinence de l’aménagement du territoire, qui est une affaire publique, une affaire d’Etat. Équilibrer le territoire est une prérogative de l’Etat et non la responsabilité du secteur privé. En effet, le territoire est naturellement clivé, les activités économiques ayant tendance à se concentrer selon la hiérarchie et la configuration territoriale du tissu urbain (d’abord dans les grandes villes, puis dans les villes de taille intermédiaire et enfin dans les villages). Le rôle de l’aménagement du territoire est d’atténuer et de contrecarrer cette tendance à la concentration, qui est d’ailleurs universelle.
Ce phénomène ne se limite pas à la Tunisie : partout dans le monde, les individus et les activités économiques tendent à se regrouper dans des lieux et zones spécifiques. Cependant, la mission de l’aménagement du territoire ne consiste pas à imposer une répartition égalitaire — ce qui serait impossible, ne serait-ce qu’en raison des disparités naturelles entre les régions. L’essentiel est de donner à chaque territoire une chance égale de développement.
Cet objectif ne peut être atteint qu’à travers une planification rigoureuse, couvrant divers domaines tels que les ressources humaines, la ville, l’éducation, la santé, la culture, la mobilité et le désenclavement. Il s’agit d’un effort national qui doit bénéficier à tous les citoyens, où qu’ils soient. Ces efforts doivent toutefois être accompagnés et en même temps par un encouragement à la création d’activités économiques dans les lieux et les régions où elles sont déficitaires. Tout territoire peut être un réceptacle d’activités, en fonction des ressources dont il dispose, et même si elles sont marginales ou absentes on peut les créer. Il n’y a pas de territoires pauvres et de territoires riches ! Tous les territoires peuvent s’enrichir.
Après le premier schéma national, y a-t-il eu d’autres initiatives ?
Deux grandes études ont évalué les politiques d’aménagement du territoire. La Tunisie a pu cumuler une expérience de plus de 50 ans dans ce domaine. Après 2011, l’aménagement du territoire a été relégué au second plan. Il n’est plus une priorité devant les difficultés économiques que le pays a confrontées.
Il faut tout de même préciser que les actions d’aménagement du territoire nécessitent des moyens financiers étatiques importants. Or, la croissance n’était pas au rendez-vous au cours des 15 dernières années. L’Etat n’avait pas les moyens de gérer l’urgence, et la question de l’aménagement du territoire est devenue secondaire, sans importance, et sans réelle attention de la part des décideurs.
Un Schéma national d’aménagement du territoire (Snat) est programmé pour 10 ans. Le premier schéma, élaboré en 1984, aurait dû être renouvelé en 1994. Cette année-là, une deuxième étude a été lancée par la Dgat, aboutissant à l’élaboration du deuxième Schéma national, dont la première mouture a été soumise à discussion, en 1997.
L’étude s’est focalisée, entre autres, sur le développement régional et le déséquilibre territorial, mais elle a pris parti, pour encourager un choix métropolitain qui privilégie les grandes villes du littoral Est, en se conformant aux exigences du commanditaire. En effet, elle a élaboré ce qu’on a appelé le choix métropolitain qui devrait préparer la Tunisie à intégrer la mondialisation, via ses villes portuaires les plus dynamiques et les plus ouvertes sur le monde. L’hypothèse était qu’il fallait intégrer la Tunisie à travers ses villes les plus dynamiques et les plus importantes dans la mondialisation via l’industrialisation, le tourisme et les services, tout en sacrifiant quelque peu les régions intérieures.
D’ailleurs, beaucoup considèrent que cette vision a été l’une des causes ayant conduit à la révolution de 2011, car le territoire national était fracturé et le développement des régions intérieures s’est limité à des améliorations en matière de développement humain (IDH). L’Etat a également fermé les yeux sur la mobilité intérieure, c’est-à-dire les migrations intérieures, laissant aux citoyens le libre choix de s’installer dans les régions les plus dynamiques. Peut-être que la révolution a marqué la faillite de ce modèle métropolitain. Le schéma de 1997 a rencontré de nombreuses oppositions, tant du gouvernement que du parlement et des gouverneurs des régions intérieures.
Sa validation a pris 10 ans. Actuellement, le ministère de l’Equipement, en l’occurrence la Dgat, a lancé une étude pour un troisième Schéma d’aménagement du territoire, qui tombe à point nommé puisqu’il coïncide avec le quatorzième plan de développement économique et sociale, 2025-2030. A notre avis, il est essentiel d’associer la planification économique et sociale à l’aménagement du territoire.
Aujourd’hui, le pays fait face à de nouveaux défis, tels que les changements climatiques et le stress hydrique… Selon vous, quelles sont les priorités de ce nouveau schéma (Snat), compte tenu de ces défis urgents ?
Les priorités doivent être définies au sein même de l’étude, dans la vision, qui constitue la première étape de tout schéma. Cette vision, élaborée conjointement avec tous les départements et ministères concernés, et en intelligence avec les populations, doit identifier les problématiques et les enjeux qui traversent et travaillent le territoire national, en 2025 et dureront, en tendance lourde, jusqu’en 2050.
Nous sommes en situation de dépression économique, confrontés à des difficultés budgétaires inédites, un stress hydrique et à de nombreux défis socio-environnementaux et géopolitiques graves. Nous vivons aussi dans un monde en constante mutation, dont nous subissons directement les conséquences en raison de notre ouverture à l’économie mondiale et de notre intégration dans le commerce international. Le monde d’aujourd’hui est plus incertains et plus dangereux, pour notre pays, qu’il y a 30 ou 40 ans.
L’enjeu est donc de planifier et d’organiser le territoire national tout en prenant en compte ces défis. Il ne s’agit pas simplement de définir des priorités, mais plutôt d’avoir une vision pertinente, cohérente et adaptée. En outre, la Tunisie est un petit pays intégré culturellement où les distances ne sont pas un facteur majeur de fragmentation territoriale.
Il est aujourd’hui impératif de parler de développement intégral : il faut mobiliser l’ensemble du territoire et toute la population, quelle que soit sa localisation (intérieure ou côtière), afin de saisir toutes les opportunités de développement, tout en tenant compte des défis écologiques, économiques, de la sécheresse et du changement climatique.
D’ailleurs, même en renouant avec la croissance, il sera crucial d’apprendre à gérer nos ressources naturelles et humaines avec économie afin d’éviter le gaspillage des ressources. Il est également urgent de résoudre définitivement le problème du déséquilibre régional. Les régions en retard de développement ne doivent pas être perçues comme un fardeau, mais comme un potentiel économique. Elles représentent un marché de 4 millions de Tunisiens, à la fois consommateurs et producteurs. Enfin, il faut veiller à ne pas vider ces territoires, au risque de créer un désert démographique sur nos frontières Ouest. Un processus de développement mal conçu pourrait accentuer l’exode vers les grandes villes, aggravant ainsi les déséquilibres territoriaux.
Est-ce que le nouveau découpage territorial aura un impact sur le nouveau Schéma ?
Pas du tout. Tout d’abord, il faut rappeler que nous sommes dans un petit pays, où les découpages administratifs n’ont pas un impact significatif, car les distances restent relativement courtes. Par exemple, la distance entre Tunis et le point le plus éloigné à l’Ouest est d’environ 200 km. Si le pays était correctement équipé en infrastructures routières et ferroviaires, cette problématique ne se poserait même pas.
De plus, il ne faut pas oublier que les nerfs des territoires ce sont les villes et leur répartition, c’est-à-dire ce qu’on appelle, dans notre jargon, l’armature urbaine. Elle constitue la base sur laquelle repose l’aménagement du territoire et c’est, en même temps, un facteur d’inertie. Aujourd’hui, on ne peut pas changer les grandes agglomérations qui se sont constituées sur les dernière soixante années : Grand Tunis, Grand Sousse, Grand Sfax… De plus, nous bénéficions d’un avantage historique, car toutes les régions de Tunisie sont couvertes par des villes. Certes, leur densité est plus faible dans certaines régions telles que le Centre-Ouest, mais il y a depuis toujours une diffusion du fait urbain, concentré sur le littoral Est, mais aussi présent à l’intérieur du pays.
Certaines villes connaissent aujourd’hui une croissance significative, à l’instar de Béja (dont la population atteindra bientôt 100.000 habitants), Gafsa-El Ksar (120.000 habitants), Gabès (plus de 100.000 habitants), l’Ile de Djerba…. Pour dire l’avantage de l’existence d’une trame urbaine qui couvre tout le pays. Cette trame urbaine est utilisée pour interconnecter les villes entre elles a fortiori le territoire, les équiper, créer les conditions de la création des activités économiques, etc. Malheureusement, ce travail de maillage et de réseautage urbain n’a pas été correctement effectué… Il nécessite du renforcement et de la planification de long terme. Les aménageurs et les géographes accordent beaucoup plus d’importance à cette question, celle de la ville, parce qu’ils sont convaincus que le nerf de l’aménagement ce sont les villes et les armatures urbaines qui nécessitent un travail important pour les corriger.